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Serge Tchakhotine, Le viol des foules par la propagande politique

 

La première édition – française – de l’essai de Serge Tchakhotine, Le viol des foules par la propagande politique date de 1939, deux mois avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Le livre est alors partiellement censuré, les passages qui sont estimés porter atteinte aux régimes de Mussolini ou Hitler y ont été supprimés  !1. L’ouvrage sera détruit peu après en Allemagne (1940). Une seconde édition enrichie paraît en 1952.

Dans la première édition l’auteur étudie surtout la propagande fasciste, plus spécialement nazie, il s’intéressera par la suite plus généralement aux techniques de manipulation et d’asservissement de la population par voie de “viol psychique”. L’analyse de ces techniques au sein des régimes fascistes met en lumière les menées des pouvoirs politiques travaillant à orienter la pensée et les comportements de la population, ceci par la mobilisation de ressorts intimes (appel aux émotions, à la peur, à l’intimidation, besoin de se conformer aux normes sociales imposées, etc.).

La peur est particulièrement mobilisée lorsqu’existe une menace, réelle ou forgée à dessein par le pouvoir en place, met par avance la population dans un état «  d’impressionnabilité accrue  », qui tend à annihiler la conscience. La forme privilégiée de propagande du fascisme hitlérien, du «  viol psychique  » des masses se fondait sur une persuasion émotive basée sur la peur. Mais ce ressort élémentaire peut faire partie de l’arsenal de la propagande présumée démocratique. L’annihilation ou la paralysie de la conscience prend alors des formes “douces” mais pernicieuses, dans la mesure où la propagande peut aller jusqu’à se présenter comme souci de veiller au bien être de la population.

Après la Seconde Guerre mondiale, et plus encore lors des périodes de crise, des régimes démocratiques ne dédaignent pas de faire usage de semblables méthodes de manipulation, elles tendent même à les perfectionner, par l’apport des sciences du comportement. Beaucoup de gouvernements contemporains, confondant gouvernance et politique, n’estiment-ils pas en effet qu’il est naturel pour le peuple de se conformer à ce que les autorités ont décrété, d’appliquer au besoin des mesures de coercition, plus ou moins douces, envers ceux qui ont l’audace de refuser des directives jugées arbitraires. Ceux qui ne se conforment pas sont mis au ban de la société politique, accusés de tous les maux (tactique du bouc émissaire). Tout le mal viendrait de leur indocilité, objection de conscience ou simple esprit de circonspection.

Dans la première partie de son ouvrage, Serge Tchakhotine prend appui sur la théorie pavlovienne des «  réflexes conditionnés  » qui, selon lui, serait pour l’essentiel biologiquement prédéterminée. C’est là le point le plus discutable de son analyse, qui, certes ne minimise pas le rôle de l’acquis, mais le restreint à des schémas mécanistes qui tendent à restreindre le rôle d’une faculté proprement humaine  : la raison pratique (c’est-à-dire, selon Kant  : “ce qui est possible par liberté”).

Ces réflexes innés, non réfléchis, non consciemment maîtrisés, seraient à la base de réactions capables d’influencer les comportements humains. À l’aide d’incitations, stimulus, mis en œuvre par la propagande, un conditionnement spécifique, des comportements précis (réflexe conditionné) pourraient être déclenchés chez les êtres humains. Le système des réactions comportementales se fonde pour Tchakhotine sur quatre pulsions de base déterminant les comportements, en fonction des incitations. Face aux incitations de la propagande toutefois, tous les hommes ne réagissent pas de la même manière. Certains adoptent le comportement requis, d’autres résistent. Moins de 10 % des êtres humains se révélerait capable de résister à ces techniques de propagande, les 90 % restants succomberaient à ce “viol psychique”. En certains cas, cette proportion pourrait n’être que de 1 % contre 99 %. De tels pourcentages peuvent sans doute être attestés au sein de contextes tels que le nazisme, mais il n’est pas certain que la “persuasion douce”, en jouant sur d’autres registres, ne puisse parfois rendre compte de telles proportions. D’une manière générale, l’action propagandiste s’adresserait ainsi à deux types d’individus  : ceux que l’auteur nomme les violables, les passifs, qui constitueraient la grande majorité, et les résistants, une minorité.

Les violables formeraient dans nos société capitalistes la grande masse des indifférents, des hésitants, des déprimés par les difficultés de la vie quotidienne. Ils se laisseraient aisément ébranler sous l’effet de la peur et pourraient accepter d’être maintenus en état de minorité civique, sous tutelle, dominés et guidés.

Selon Tchakhotine, on peut sur cette base distinguer deux formes de propagande, celle qui s’adresse aux 10 % de résistants, davantage centrée sur une persuasion plus ou moins rationnelle, l’autre adressée aux 90 % de violables qui joue plus par suggestion, jeu sur les émotions  : il nomme la première “ratio-propagande”, la seconde “senso-propagande”, en sachant bien qu’il n’existe pas de “muraille de Chine” entre les deux. Il s’agit dans le premier cas de propagande politique classique, agissant souvent par l’écrit, la délibération. Quant à la seconde, la propagande émotionnelle, qui fut employée avec succès par les propagandistes fascistes, elle tend aujourd’hui à s’imposer dans l’univers réputé démocratique. Le viol des masses par la propagande ne s’arrête pas en effet à l’ensemble des techniques largement déployées au sein des régimes fascistes. Le viol psychique par la propagande a pris le nom de publicité ou de marketing, commercial ou politique, voire de techniques de “communication” élaborées, qui peuvent se présenter au nom de la rationalité ou de la scientificité.

Et contrairement à ce que l’on imagine souvent, le souci de conformisme semble l’emporter dans la société contemporaine sur l’esprit de liberté. Comme l’indiquera Bernanos après la Seconde Guerre mondiale  :

«  Les horreurs que nous venons de voir, et celles pires que nous verrons bientôt, ne sont nullement le signe que le nombre des révoltés, des insoumis, des indomptables, augmente dans le monde, mais bien plutôt que croît sans cesse, avec une rapidité stupéfiante, le nombre des obéissants, des dociles.  »

La confrontation des individus “violables”, ou des obéissants et dociles, avec la réalité sociale effective pose cependant la question des limites de la propagande dans la durée historique. Cette confrontation ne conduit-elle pas à terme à ce que les individus, la population ordinaire, reconstituent sur cette base des éléments de conscience, peut-être encore frustes, et, tirant des enseignements des épreuves subies, parviennent à reconstituer une intelligence politique éclairée.


 

1. La dédicace qui salue le génie historique du peuple français a également disparu  : «  Je dédie ce livre au génie de la France à l’occasion du 50e anniversaire de sa Grande Révolution.  »

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