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Les peuples destitués de l’exercice de leur facultés politiques [Enquêtes du Cevipof et de la Fondapol – 2022]

 

Deux investigations récentes portant sur la vie politique ont été proposées au début de l’année. L’une porte sur l’état d’esprit, les opinions, les sentiments, le degré de “confiance” des Français envers leurs institutions et leurs représentants politiques, l’autre sur les conceptions de la liberté et de la démocratie que se font les citoyens de 55 pays, mais aussi de leurs inquiétudes.

 

I – Enquête annuelle du Cevipof 1  : Baromètre de la confiance politique des Français


Lassitude, défiance envers les institutions et la politique.

Parmi les termes à même de décrire “l’état d’esprit actuel” des Français, vient en premier “lassitude” (40 %), puis “la méfiance” (37 %), en progression de 14 % en un an. La méfiance peut aussi concerner, mais dans une moindre mesure (30 %) les gens “d’une religion différente”.

Ce sont les institutions qui recueillent le plus de défiance. Au plus bas, sont les partis politiques (seulement 21 % d’expression de la confiance), les réseaux sociaux (22 %), les médias (29 %). Seuls 46 % des Français ont confiance dans la justice de leur pays. Dans le même sens, à la question “que ressentez-vous pour la politique  ?”, 70 % choisissent des qualificatifs péjoratifs, “méfiance” (39 %), “dégoût” (17 %).

Cela va de pair avec la piètre opinion accordée aux “responsables politiques”. Ils “ne se préoccupent pas assez des gens” (77 %), “sont corrompus” (65 %), “parlent trop et n’agissent pas assez” (79 %), “sont déconnectés de la réalité et ne servent que leurs propres intérêts” (75 %), “ne montrent pas de respect pour les citoyens” (68 %), “ne sont pas soucieux de plus de justice dans la société française” (68 %), “ne sont pas des gens sincères et qui suivent leurs convictions” (71 %), “ne sont pas compétents” (63 %)2.

Pour autant, la politique, si on la considère en tant que forme universelle “intéresse” 57 % des interrogés. Tout dépend de comment elle est conçue et pratiquée. Est-elle perçue dans sa pratique effective comme concernant les affaires publiques, et saisissable par tous  ? Il ne le semble pas. À la question «  la politique est-elle une affaire de spécialistes  ?  » près de la moitié (47 %) répondent Oui. Ceci en contradiction avec le fait que 75 % des personnes interrogées pensent que «  les gens peuvent changer la société par leur action  », et que ce devrait être «  le peuple et pas les politiques  » qui devrait «  prendre les décisions politiques les plus importantes  ».

Le besoin de la population de pouvoir peser sur ses choix s’exprime aussi au travers de l’avis selon lequel la société se présente comme “injuste” pour 63 % des personnes interrogées. Le régime économique est lui aussi contesté, 39 % jugent que “le capitalisme est à profondeur”, 50 % qu’il est “à réformer sur quelques points”.


“Distance entre les politiques et les citoyens plus grande qu’entre les citoyens”

L’aggravation des contradictions au sein de la société, n’est pas perçue comme pour les deux tiers, le facteur le plus préoccupant concerne le divorce “entre les politiques et les citoyens”.


Le sentiment d’appartenance, la formation nationale

À la question “vous avez le sentiment d’appartenir en premier à quelle communauté  ?”, 25 % opinent pour “la communauté nationale”, 13 % pour “les gens qui parlent la même langue et qui sont de la même origine géographique”, 8 % choisissent la formule vague “les mêmes valeurs”. 41 % choisissent la réponse  : pas “le sentiment d’appartenir à aucune communauté”. Compte tenu de la formulation de la question centrée sur le sentiment «  d’appartenance  » à une communauté, cette réponse peut traduire un rejet du “communautarisme”, ou du séparatisme, ou une tendance au repli sur soi, qui réfracte peut-être le sentiment d’un dessaisissement progressif de leur formation de peuple politique et de nation politique.

S’agissant de la nation France, 40 % sont d’accord avec la proposition  : la France représente “une nation assez unie malgré ses différences”  ; pour 56 % (en progression de 3 %) elle serait “plutôt un ensemble de communautés qui cohabitent les unes avec les autres”. 61 % estiment cependant qu’un danger essentiel serait susceptible de menacer la nation, ou plutôt la république (“l’islam menace la république”). D’autres thèmes paraissent plus déterminants. Ce qui signifie aussi que pour 39 % des interrogés, ce n’est pas à proprement parler une religion en elle-même qui est menaçante (d’autres éléments de l’enquête établissent que 49 % estiment que “l’immigration est un enrichissement culturel”).


Le pays a perdu sa «  boussole morale  », le fonctionnement démocratique s’est perdu

Le plus préoccupant pour les personnes interrogées concernerait surtout «  l’état moral du pays  ». Les trois quarts estiment que “le pays a perdu sa boussole morale”. En contrepoint, 68 % estiment que “le pays a besoin de plus d’autorité et d’ordre”. Ce qui ne signifie pas, semble-t-il, l’acceptation d’une privation des libertés. La même proportion (67 %) estime que ce qui fait problème dans la situation présente serait que “l’on ne peut plus dire ce que l’on pense”.

On trouve le même type de préoccupations dans l’enquête Fondapol (voir plus loin). Ce n’est pas “la “démocratie” qui est remise en cause, mais “le fonctionnement démocratique” (57 %), chiffre en progression de 8 % depuis l’an passé. Pour 75 % “quelles que soient les lois votées, les problèmes du quotidien ne sont pas résolus.

Il ne s’agit donc pas de remplacer le régime démocratique  : 69 % jugent que “la démocratie est irremplaçable, c’est le meilleur régime possible”, et 79 % estiment “qu’il est utile de voter pour faire évoluer les choses”. Une petite moitié cependant (47 %) opine pour “moins de démocratie, mais plus d’efficacité”. 70 % sont d’accord pour dire que “la démocratie fonctionnerait mieux en France si les citoyens étaient associés de manière directe” (pétitions, tirage au sort).


Faut-il remplacer les politiques par des experts et des hommes forts  ?

En relation sans doute avec les critiques portant sur le «  fonctionnement  » effectif actuel de la démocratie, plus qu’avec le principe démocratique lui-même, les préférences accordées à d’autres régimes politiques (se substituant aux “institutions démocratiques”), 52 % sont d’accord pour “que ce soient des experts et non un gouvernement qui décident ce qui leur semble le meilleur pour le pays”, 39 % optent pour “avoir à sa tête un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du parlement ni des élections”, et 27 % pour que ce soit “l’armée qui dirige le pays”.

Le juriste Christophe Boutin propose une lecture éclairante de cette enquête.

«  La demande d’un homme fort, ou du pouvoir des experts, peut en effet venir de la part des catégories socioprofessionnelles aisées, dotées d’un bagage intellectuel plus ou moins important […] et qui sont volontiers partisanes de la mise en place d’une démocratie censitaire, c’est-à-dire d’un système dans lequel une oligarchie à laquelle elles croient participer se maintient ainsi au pouvoir sans qu’un peuple envieux ne soit réellement à même de l’empêcher. Mais la même demande d’un homme fort, et, pourquoi pas, d’experts, peut aussi venir de la part de ce qu’on pourrait appeler des populistes, ou des bonapartistes, pour reprendre une grande distinction classique de la vie politique française, qui souhaitent ici, au contraire, lutter contre cette emprise oligarchique, et que parvienne au pouvoir quelqu’un qui soit en quelque sorte l’expression même du peuple […] Le décollage de la demande touchant l’armée lui-même peut satisfaire les deux, soit qu’il s’agisse d’en user contre le peuple pour mater sa révolte et protéger l’oligarchie, soit que la révolte populaire estime indispensable le recours à l’armée pour chasser l’oligarchie.  »

 


II – Libertés. Devenir. Le retour de l’inquiétude et de la défiance

 

La Fondation pour l’innovation politique (Fondapol), dirigée par Dominique Reynié, publie une enquête annuelle – intitulée Libertés, l’épreuve du siècle – conduite par des instituts de 55 pays. Plus de 47 000 personnes y ont participé. 39 questions étaient posées sur leurs craintes, leurs choix concernant principalement la démocratie, la liberté, la guerre. L’enquête s’est organisée autour d’un clivage entre pays de “démocratie libérale“ et pays “autoritaires” ou “totalitaires”, se substituant à l’ancienne division selon la nature du régime économique. L’étude sur «  les libertés  » et les «  inquiétudes  », quant au présent de «  la démocratie  » et à son avenir possible positionne les pays retenus en vis-à-vis de pays aux régimes réputés «  autoritaires  ». Il y aurait d’un côté des pays se présentant comme autant de “démocraties” (27 pays de l’Union européenne, les pays est-européens et balkaniques, ainsi que les États-Unis, l’Inde, le Brésil, la Tunisie), de l’autre la Russie, la Chine, la Turquie, qui ne font pas partie de l’investigation.


«  De qui les démocraties ont-elles peur  ?  »

Le premier groupe de questions porte sur le degré “d’inquiétude” ou de “crainte” qu’inspire aux populations des pays interrogées, l’attitude de tel ou tel grands pays de “régime “autoritaire”, ou “autocratique”, ainsi que celle des États-Unis. Il semble que seul le caractère réputé «  autoritaire  » de ces régimes, soit de nature à expliquer cette «  peur  ». Les facteurs économiques, géopolitiques, les différences entre des formations historiques ne sont pas pris en compte.

“L’inquiétude” quant à “l’attitude de la Chine sur la scène internationale” semble largement partagée et en progression notable (53 % de l’opinion globale, 60 % si l’on inclut celle de l’Inde). Elle est de 60 % au sein des pays de l’UE (elle n’était que de 40 % en 2018). 60 % des Européens (54 % des Français) se révèlent cependant favorables à “l’approfondissement des relations” avec la Chine. Pour l’ensemble des pays concernés, l’inquiétude à l’égard du rôle de la Russie sur la scène internationale, ne serait que de 38  % de l’opinion globale (en Europe 61  %, en France 64 %). La tendance est en recul depuis 2018, y compris dans les pays de l’Est de l’Europe. L’attitude de la Turquie inquiète 71 % des interrogés en France. Les catégories sociales “supérieures” et les plus âgés seraient ceux qui expriment le plus de crainte.

Les États-Unis restent considérés comme “la puissance la plus influente” par 70 % de l’opinion globale. Leur attitude sur la scène internationale “inquiète” 31 % des Européens (63 % en 2018), évolution qui correspondrait au remplacement de Donald Trump par Joe Biden. Il est toutefois notable de considérer que dans les pays adhérents à l’Otan, 32 % jugent “inquiétante” l’attitude des États-Unis.


L’inquiétude face à la possibilité d’une guerre mondiale

C’est une des données les plus marquantes révélées par cette étude  : une “guerre mondiale” semble “probable dans les prochaines années” pour 38 % de l’opinion européenne, 44 % de l’opinion française, 50 % de l’opinion mondiale.


“De quoi les démocraties ont-elles peur  ?”

Des malheurs privés plus que d’une troisième guerre mondiale  ?

Ce chapitre vise à mesurer la “peur” suscitée par diverses évolutions dans le domaine économique et social. L’inquiétude quant au “déclassement économique” se révèle importante, mais aussi la crainte d’un développement de la discorde au sein de la société frayant la voie à la violence interne, et remettant en cause “l’idée démocratique”.
Les Français s’affirment comme “très inquiets” ou “plutôt inquiets” pour ce qui touche à leur pouvoir d’achat (86 %), à la crise économique (88 %), aux inégalités sociales (88 %), au chômage (84 %), à la dette (78 %), l’impossibilité de maintenir la même protection sociale (90 %). Les réponses dans les pays européens sont du même ordre de grandeur.

Les Français se déclarent aussi “inquiets” concernant le changement climatique (86 %), l’islamisme (84 %), la délinquance (92 %), l’immigration (73 %), le terrorisme (89 %), la guerre (66 %), l’extrémisme politique (81 %).

La défiance envers autrui progresserait globalement de façon plus forte dans les catégories populaires (71 %) que dans les catégories “supérieures” (53 %), davantage chez les femmes (68 %) que chez les hommes (61 %), chez les moins de 35ans (67 %) que chez les plus de 65 ans (59 %)3.

Au vu de ces réponses, l’étude fait valoir que «  les sociétés démocratiques redoutent davantage les malheurs privés qu’une troisième guerre mondiale  ».

L’opinion mondiale montre une ambivalence à propos des “réseaux sociaux”, vus à part égale comme “bonne chose” (s’informer soi-même, parler librement) et ”mauvaise chose” (fausses infos, discussion seulement avec ceux de même opinion). Les trois quarts de l’opinion se retrouvent d’accord pour dire que les GAFAM et la Big Tech “ont un pouvoir trop important” et que “le gouvernement devraient les contrôler davantage”.


L’attachement à l’Union européenne “dans un monde fragilisé”

41 % des Européens et 38 % des Français estimaient en 2017 que “faire partie de l’UE est une bonne chose”. Ils sont en 2021, 52 % des Européens et 43 % des Français. Parmi ceux-ci, ce sont surtout les cadres dirigeants d’entreprises (72 %), les professions intellectuelles et scientifiques (77 %), les retraités (67 %°), les petits entrepreneurs, ouvriers qualifiés et sans emploi (60 à 62 %), qui estiment que c’est “une bonne chose”, les personnels de service et employés de commerce, ouvriers peu qualifiés et manœuvres, seulement 49 %.


“L’idéal démocratique” ne correspond pas au “ fonctionnement” de la démocratie

En réponse à une question sous-jacente à l’étude  : «  À quelles conditions les démocraties peuvent maintenir un tel niveau de confort matériel, poursuivre les progrès poursuivis depuis cent ans  ?  », l’étude fait ressortir une opinion positive à propos de «  l’idée démocratique  », mais plutôt négative sur «  la manière dont elle fonctionne dans leur pays  ». Ceci en concordance avec l’enquête CEVIPOF. Dans l’ensemble des pays (plusieurs réponses étant possibles), les populations interrogées sont massivement (autour de 80 %) en faveur d’un “système politique démocratique avec un Parlement élu qui contrôle l’exécutif”.

Les trois quarts de l’opinion globale tous pays se disent en faveur de la formulation proposée “que ce soient les citoyens et non un gouvernement qui décident ce qui leur semble meilleur pour le pays”.

L’adhésion de principe à l’idée démocratique se trouve ici aussi contredite par «  la manière dont elle fonctionne dans le pays  ». 72 % des moins de trente-cinq ans se déclarent favorables à un régime où  : ce seraient “les experts et non un gouvernement qui décident ce qui leur semble le meilleur pour le pays” (contre 46 % des plus de soixante ans). Cet acquiescement ne présente pas de différences significatives selon le positionnement social, ni selon l’auto-positionnement politique “à gauche” ou “à droite”.

Un régime où l’on aurait “à sa tête un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du parlement ni des élections” à la faveur de 52 % de l’opinion globale (36 % sans l’Inde), dont 25 % des plus de soixante et 44 % des moins de 35 ans. “Que l’armée dirige le pays” recueille 40 % du global (25 % sans l’Inde) dont 11 % des plus de soixante ans et 36 % des moins de trente-cinq ans. Les chiffres en France ne nous sont pas apparus dans la publication en ligne.


Critique du fonctionnement effectif de la démocratie, les peuples dépossédés de la politique

Parmi les personnes interrogées, 44  % estiment que “la démocratie fonctionne mal dans leur pays”, 50 % en France, 33 % aux États-Unis, 14 % en Suisse (le plus faible  %), 90 % au Liban (le plus fort  %).

En outre 59  % estiment que ceux qui nous gouvernent sont “pour la plupart tous corrompus”.

La proposition “Le vote ne sert pas à grand-chose, les hommes et les femmes politiques ne tiennent pas compte de la volonté du peuple”, a pour sa part l’assentiment de 41 % de l’opinion française (33 % européenne, 30 % dans l’ensemble). On note aussi l’importance du sentiment de défiance à l’égard des médias des pays réputés démocratiques. “J’ai l’impression que cela ne me concerne pas”. “La confiance” accordée aux institutions politiques est elle aussi limitée  : à 27  % pour les partis politiques, 43 % pour le Parlement, 48 % pour les syndicats, 50 % pour les autorités religieuses à égalité avec le système judiciaire. La police (56 %) et surtout l’armée (68 %) recueillent moins de défiance.

Par ailleurs, même si l’opinion globale estime à 60 % que les gouvernements autoritaires se révèlent plus efficaces contre les pandémies (70 % en France), 74 % n’acceptent pas qu’on “réduise un peu mes libertés”. Les libertés jugées importantes sont celles de pouvoir manifester (83 %), de décider (95 %), d’avoir le choix de vote (96 %), de dire ce que je pense (96 %), la liberté de la presse (94 %).


 

1. Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), à partir d’un panel de 10 500 personnes interrogées par OpinionWay.

2. La moitié se disent “satisfaits” de l’actuel président  ; pourtant, 60 % n’ont “pas confiance” en lui, et “la politique du gouvernement actuel” suscite “l’inquiétude” de 67 %.

3. Dans l’ensemble des pays concernés les plus nombreux à penser que leurs désaccords conduiront à la violence sont les Libanais (76 %), les Français (71 %) et les Belges (61 %). Ce sont les mêmes qui se déclarent les plus pessimistes quant à l’avenir de leur pays.

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