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Rousseau et l’ordre social légitime

 

Au début du Premier Livre du Contrat social, Rousseau indique  :

«  L’homme est né libre, et partout il est dans les fers.  »

La nature de l’homme (nature-essence et non nature-origine), a pour attribut la liberté («  l’homme est né libre  »). Ceci ne signifie pas que dans les conditions réelles de la vie avec d’autres hommes, il y ait liberté («  partout il est dans les fers  »).

«  Comment ce changement s’est-il fait  ? Je l’ignore. Qu’est-ce qui peut le rendre légitime  ? Je crois pouvoir répondre à cette question.  »

Rousseau ne s’interroge pas on le voit sur une quelconque genèse des formations sociales, mais sur le FONDEMENT D’UN ORDRE SOCIAL LEGITIME. C’est précisément l’objet du Contrat social (qui porte dans son intitulé  : Principes du droit politique).

Selon lui, “l’état social”, la société (au sens développé du terme) ne ressort pas du mouvement involontaire, des processus spontanés de rencontre entre les hommes. Le mouvement spontané ressort de “l’état de nature”, tel qu’il le définit dans le Contrat social  : hommes guidés par leur instinct, soumis à des rapports de force et de dépendance, hommes qui «  s’entre haïssent à proportion que leurs intérêts se croisent  ».

La société, est pour sa part fondée sur des conventions. C’est dire qu’elle est le produit d’une construction (artificielle) et non d’un processus naturel (involontaire).

La problématique du Contrat social, c’est de dégager la nature des conventions qui peuvent fonder l’ordre social légitime.

 

 

Par le droit politique, on transforme les conditions initiales (sans nier leur effectivité), en prenant appui sur un des éléments de la contradiction  : besoin d’accord. On ne nie pas les hommes «  tels qu’ils sont  », on vise à les transformer par la mise en œuvre d’une forme commune.

«  Prendre les hommes tels qu’ils sont, et les lois telles qu’elles peuvent être.  »

Comme chez Bodin et Bossuet, le rôle de l’État, des formes politiques, dans lesquelles se trouvent les hommes déterminent leur façon d’être en société. L’homme forme et transforme l’homme par des médiations spécifiques. Le gouvernement «  bien réglé  » fait les hommes vertueux, le gouvernement «  mal réglé  » fait les hommes corrompus. Il y a valorisation de ce qui est formé, acquis, par rapport aux conditions prédonnées. Toutefois chez Rousseau, il n’y a pas devoir d’obéissance si le gouvernement est mal réglé, ne recherche pas le bien public. Si la société est légitime (bon gouvernement), l’homme se doit à la Cité, si elle ne l’est pas (mauvais gouvernement), l’homme ne se doit qu’à lui-même.

 

 

Entre ce que l’on aliène et ce que l’on reçoit, il existe une forme d’équivalence, ce que l’on donne sous une forme particulière, privée (liberté de l’état de nature), vous est rendu sous une autre, sociale (égale liberté de l’état civil).

Comme il l’indique lui-même, Rousseau propose par là une “méthode” pour la formation des sociétés politiques (légitimes). C’est par le droit politique que se forme la liberté civile, l’égalité, le droit de propriété (y compris de soi-même). Sur cette base peut se réaliser l’individuation, nécessaire à l’association politique. Le peuple peut être institué en corps politique et jouer effectivement le rôle du souverain. Ainsi, il n’existe «  qu’une seule façon d’unir les hommes  », en fonction de conditions effectives données.

Quelles sont ces conditions  ? Celles du mouvement spontané qui comporte deux tendances  : opposition des intérêts particuliers, nécessité en raison de cette opposition de l’établissement des sociétés.

«  Si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possible.  »

L’opposition des intérêts rend nécessaire la société, mais ce qui la rend possible c’est l’existence d’un accord (sur des finalités, besoins, communs). Pour que la société puisse se constituer, termine-t-il,

«  c’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée  ».

Autrement dit, on ne peut réunir les hommes qu’avec un gouvernement selon l’intérêt commun. Le gouvernement fondé sur les intérêts particuliers, privés, ne peut unir les hommes. Pour qu’il y ait société (légitime), le gouvernement ne peut être le simple prolongement, l’appendice du mouvement spontané des échanges privés. Celui-ci ne peut suffire à fonder une société politique. Le droit politique doit être élevé au-dessus des rapports immédiats.

Une contradiction toutefois doit être surmontée. La “forme politique” à construire devra tout à la fois être guidée par la recherche du bien commun et assurer la liberté de chaque associé. Il faut trouver

«  la forme politique d’association qui défende et protège la force commune  »,

et qui défende et protège

«  la personne et les biens de chaque associé  »,

«  et par laquelle chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même  ».

On a vu par quelle médiation (droit politique commun) pouvait se réaliser la protection de la liberté individuelle. Comment maintenant trouver la méthode selon laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même.

– Premier élément, la forme de la convention, qui doit lier les associés.

La convention doit être volontaire, sinon la liberté serait aliénée, et l’on obéirait à un autre que soi-même.

Elle doit être générale, sinon l’égalité ne serait pas réalisée et mettrait en péril la liberté. La convention générale donne une base équitable  : conditions égales pour tous, même droits, mêmes devoirs, pas de rapports de dépendance.

– Second élément, la fin visée.

La finalité de l’association est le bien commun comme chez Bodin ou Bossuet. Ce bien commun toutefois ne peut être ici atteint que si les aliénations consenties sont volontaires et également réparties. Les moyens de réaliser le bien public, sont comme pour Bodin et Bossuet, le droit politique, la loi commune, l’égalité devant la loi (contre les ordres partiels, les privilèges, la concurrence, le laisser-faire). Mais pour Rousseau, le principe d’une équivalence entre ce que l’on aliène et ce que l’on reçoit est essentiel. Il ne peut y avoir d’un côté un roi souverain, de l’autre des sujets, mais de mêmes hommes, tour à tour citoyens et sujets, formant la loi et y obéissant. Équivalence entre versants actifs et passifs du droit politique, équivalence entre droits et devoirs.

La forme légitime de l’association politique (ou république) se présente alors comme suit  :

«  Cette personne publique qui se forme par l’union de toutes les autres prend le nom de république ou corps politique. Le corps est appelé par ses membres État quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. Les associés prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens, comme participant à l’autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l’État.  »

Les éléments distingués par Rousseau sont les différentes faces, ou formes, d’une même chose, considérés sous différents rapports.

Les associés, en nom particulier, sont à la fois citoyens et sujets. En tant que collectif d’associés, ils se nomment le peuple. Le peuple qui fait les lois y est aussi soumis. Comme Souverain, il joue le rôle actif de formation de la loi, que l’État fait appliquer par le gouvernement.

Le corps politique est un corps artificiel, c’est-à-dire humainement construit. Fondé sur des conventions, il ne tient que par les principes du droit politique qui le constitue. Il n’a d’existence, comme le navire de Bodin, que pour autant qu’il demeure fondé sur la convention politique des associés, et sur les clauses du contrat (égalité, équivalence). Si le pacte est rompu, le corps se dissout. Le corps politique n’est donc pas assimilable à une communauté “naturelle”, de sang, de culture. Sa légitimité est d’ordre politique, liée aux finalités et clauses du contrat. [Par analogie on peut comparer ce schéma à celui d’une société savante. Constituée en vue d’un but commun – la connaissance –, celle-ci se donne des règles communes lui permettant d’atteindre ce but. Si l’on ne cherche plus à atteindre ce but, si les règles communes ne sont pas respectées, ou si les associés se séparent, la société savante, construction artificielle, n’a plus d’existence]. Mais à la différence du modèle de Bodin, la constitution de la souveraineté repose sur une convention entre tous les associés, ceux qui obéissent à la loi sont ceux-là même qui l’ont formée. Il y a pleine correspondance entre contenu et forme politique.


Souveraineté et gouvernement

Même si Rousseau utilise parfois le terme gouvernement dans un sens large (gouvernement d’une société), il opère une distinction entre souverain et gouvernement, volonté directrice et puissance d’exécution.

Dans le corps politique, la volonté souveraine est à l’origine de la loi. Le gouvernement est soumis à cette loi, il n’est que le commis du souverain.

La volonté souveraine ne porte que sur des objets généraux, la puissance exécutive consiste au contraire en actes particuliers. Pour que chaque instance demeure légitime, les deux ne doivent pas être confondues.

Le gouvernement ne doit pas donner les lois. Le souverain qui donne les lois ne doit pas gouverner.

– Le gouvernement doit toujours rester dans la dépendance de la volonté générale qui ressort du Souverain. C’est là précisément «  la matière la plus difficile des institutions politiques  », «  l’abîme de la politique  ». Le gouvernement tend constamment à usurper le pouvoir de faire les lois, prendre la place du souverain, conduire à ce que le peuple délègue sa volonté.

– Le Souverain ne doit pas en corollaire, se confondre avec le gouvernement. S’il ne doit jamais aliéner son droit de vouloir, il lui faut au contraire être représenté dans le pouvoir. Il ne doit pas exercer de fonction gouvernementale, mais diriger le gouvernement par les lois. Pourquoi  ?

Si le souverain se centre sur les actes particuliers, il cesse de se situer dans la généralité et retourne à l’état de nature. L’exécution, le pouvoir portent sur des affaires particulières. Pour que le peuple reste peuple (association, corps politique souverain), il doit s’intéresser aux affaires publiques, générales de la société. S’il s’en détourne, en se centrant sur le particulier, il perd sa qualité de peuple (association, corps politique) et ne peut plus jouer son rôle de souverain.

La focalisation sur le particulier, l’adhérence entre la loi et son exécution, impliquent pour le peuple l’abandon de sa volonté de direction des affaires communes, publiques. Ne confondant pas délégation de vouloir et délégation de pouvoir, Rousseau n’est pas ainsi un partisan de thèses qui mettraient en avant la gestion (ou l’autogestion) des affaires particulières, au détriment des affaires générales.

 

ROUSSEAU (Jean-Jacques), Du contrat social, Écrits politiques, Œuvres, III, La Pléiade, 1964.

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