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“Le monde à la dérive” – le point de vue d’un diplomate indien Shiv Shankar MENON «Personne ne veut l’ordre mondial actuel. Comment toutes les grandes puissances – même les États-Unis – le remettent en cause »*

Les manifestations d’un bouleversement en cours dans ce qui apparaissait comme un “ordre mondial” relativement stable sont aujourd’hui prises en compte par un certain nombre de commentateurs qui signalent que ce bouleversement va de pair avec un rejet du monde “occidental” par un nombre croissant de peuples et d’États, mais les spécialistes l’inscrivent au sein d’un processus historique. Il n’en est pas de même pour Shiv Shankar Menon, un diplomate indien, qui s’efforce d’appréhender de tels bouleversements en les mettant en rapport avec le cours général des événements. Ce que l’on appelle “l’ordre international” est selon lui en cours de désintégration  : le monde, quoi qu’il advienne, n’est plus susceptible d’exister sous ses formes antérieures.


L’ordre mondial “occidental” récusé

Après la Seconde Guerre mondiale, dans la partie du monde où régnait l’ordre capitaliste, s’était ouverte une période de suprématie des États-Unis “ordre” régi selon ses règles économiques, juridiques et politiques. Cet ordre se présentait comme «  ouvert  » et «  libéral  ». Toutefois, ce qu’on pourrait caractériser comme le régime capitalisme de l’après-guerre n’avait pu investir qu’une partie du monde, une autre s’efforçait d’édifier un autre régime économique [mode socialiste et production et d’échange]. L’existence de ce pôle non seulement limitait le processus de mondialisation capitaliste, mais créait des conditions de développement d’un type nouveau dans l’ensemble du monde.

La présence de ce pôle socialiste en voie d’édification dans le monde fut interrompue avec la chute de l’URSS en 1991, ouvrant la voie à une période historique marquée par de nouvelles contradictions [inhérentes au mode capitaliste de production], soumettant pour l’essentiel la quasi-totalité du monde à une domination américaine, qui se prévalait des «  valeurs de la démocratie  », et d’une «  primauté du droit  » auto-proclamée. De fait, précise, S. Menon, cette suprématie reposait «  sur la domination et les impératifs du pouvoir militaire, politique et économique des États-Unis  ». Il ne s’agissait pas pour autant de pure contrainte.

Toutes les puissances, y compris la Chine, se sont longtemps «  arrangées  » de cette suprématie américaine, qui allait de pair avec une expansion sans freins du mode dominant de production et d’échange.

«  Pendant la majeure partie de l’ère qui a suivi la fin de l’Union soviétique, la plupart des puissances, y compris la Chine montante, ont généralement suivi l’ordre des États-Unis.  »

Ces «  arrangements  » semblent désormais, «  être une chose du passé  » et remis en cause. Toutes les puissances souhaitent changer cet “ordre”.


Plus d’ordre global, chacun suit son chemin et prétend l’imposer au monde

Ce que l’on pourrait ici nommer la “glorieuse” expansion libre du règne du capital a en effet montré le peu de stabilité qu’on pouvait attendre d’un tel “ordre”. La “mondialisation” capitaliste, sans lisière, soumise à ses propres lois “anarchiques” ne pouvait qu’entrer en crise. La crise de 2008 l’a clairement rappelé au monde, poussant chaque État, petit ou grand, isolément ou en coalition, à défendre ses propres visées, au “chacun pour soi”, à la volonté de “réviser” les règles et le droit qui régissent les rapports entre puissances. Les États-Unis eux-mêmes, indique Menon, ont besoin de modifier “l’ordre du monde”, de déroger aux règles et institutions mêmes qu’ils ont instaurées et défendues, et aux principes qu’ils ont posés comme supérieurs  :

«  De moins en moins de pays, y compris ceux qui ont construit l’ordre international précédent, semblent déterminés à le maintenir. […] Beaucoup de pays sont mécontents du monde tel qu’ils le voient et cherchent à le changer à leur propre avantage.  »

Chaque puissance, observe Menon, entend désormais faire prévaloir ses propres fins, assurer la maîtrise de ses propres affaires, voire prétendre «  changer l’ordre  » du monde selon ses propres visées, avec l’invocation de ses propres “valeurs” ou de son ancestrale “sagesse”. Les prises de position de la Chine sont à cet égard particulièrement explicites. Elle «  cherche à changer l’ordre mondial  »  :

«  La Chine a été le plus grand bénéficiaire de l’ordre mondialisé mené par les États-Unis. Elle veut maintenant, pour reprendre les mots du président Xi Jinping, “prendre la scène”  ».

Une «  pléthore d’autres puissances  » affichent leur intention de jouer – ou jouer à nouveau – un plus grand rôle international et plus autonome. L’Allemagne voit la situation du monde à un tournant (Zeitenwende) et se demande comment ses intérêts vitaux pourront “naviguer” dans la nouvelle situation qui s’est créée, notamment depuis la guerre en Ukraine. Le Japon est dans une situation similaire. L’Inde entend également désormais peser de tout son poids au plan international, plus spécialement dans le domaine économique.

Le cas de la Russie est un peu différent.

«  Pour sa part, la Russie ne s’est jamais vraiment intégrée à l’ordre mondial dans lequel les puissances occidentales ont tenté de la comprimer dans les années qui ont suivi immédiatement la fin de la guerre froide.  »

Quant aux petites puissances, elles ont, selon Menon, elles aussi perdu confiance dans la légitimité des institutions mondiales gouvernées sous égide américaine car elles leur interdisent le développement d’une économie autonome et ne prévoient aucun allégement de la dette qui les prend littéralement à la gorge. En outre, une série d’interventions dans des affaires intérieures, de “régime change” – sans profit pour les populations concernées – nourrissent l’incertitude, discréditant les institutions mondiales dominantes et le droit taillé à leur mesure dont ils sont juges pour tous les autres.


«  Une sorte d’anarchie  »

Dès lors que l’ordre mondial gouverné par quelques puissances, et au premier chef les États-Unis, se trouve remis en cause par ceux mêmes qui l’ont mis en place, la question se pose  : un autre “ordre mondial” peut-il pour autant s’instaurer  ? Et quelle puissance pourrait en être promotrice  ? La puissance chinoise, au développement économique éclair, peut se présenter comme concurrente des États-Unis pour la première place. La période qui s’ouvre se demande Menon, pourrait-elle alors se structurer de la même façon que lors de la “guerre froide” qui opposait “deux blocs”, aux régimes économiques antagoniques, capitalisme et socialisme, l’un sous suprématie américaine, l’autre lié à l’Union soviétique  ? Il ne le pense pas. Il met en évidence le fait que la situation présente n’est pas comparable. Du fait du renforcement immédiat et versatile de certaines alliances, il n’y a ni régimes économiques, ni “blocs” géo-politiques, séparant le monde de cette façon.

Aucune puissance ne propose aujourd’hui, indique-t-il, une alternative semblable à «  l’appel du communisme et du socialisme aux pays en développement dans les années 1950 et 1960  » tel qu’il se présentait lorsque l’existence de l’Union soviétique proposait au monde entier une véritable alternative. Contrairement à la situation qui séparait alors socialisme soviétique et camp “occidental” [i.e. les pays capitalistes] –, il n’y a plus aujourd’hui de polarité antagonique entre régimes économiques. Chine et États-Unis sont aujourd’hui dans une «  interdépendance économique  » au sein du monde capitaliste  :

«  La Chine, n’offre pas une alternative idéologique ou systémique, mais attire d’autres pays avec des promesses et des projets financiers, technologiques et d’infrastructure, et non des principes.  »

En d’autres termes, c’est parce qu’elle était socialiste que l’Union soviétique et ses alliés avaient pu échapper aux “lois” qui gouvernent l’expansion démesurée du capitalisme. Sa réalité en tant que puissance avait aussi ouvert un forum politique pour les peuples et petites nations. Dans la situation présente en revanche, indique Menon, la Chine ne remet en cause que «  des aspects  » de l’ordre «  libéral occidental  », sans en changer les fondements. Sa perspective se borne à modifier ce régime dans le sens de son intérêt, de l’adapter à sa propre formation économique et politique.

Si l’on reprend les termes de Menon, dans la période actuelle, l’opposition entre ces puissances n’est au fond ni «  idéologique  », ni «  systémique  ». Le processus en cours ne va pas dans le sens de la constitution d’un “nouvel ordre”. Le monde au contraire «  se fragmente  »  :

«  L’économie mondialisée se fragmente en blocs commerciaux régionaux, avec des tentatives de découplage partiel dans les domaines de la haute technologie et de la finance, et des querelles toujours plus féroces entre les puissances pour la primauté économique et politique.  »

Ce mouvement ne touche pas que les grandes puissances, «  beaucoup de pays sont mécontents du monde tel qu’ils le voient et cherchent à le changer à leur propre avantage  ».

«  Cette tendance pourrait conduire à une géopolitique plus fâcheuse, plus litigieuse et à des perspectives économiques mondiales plus médiocres.  »


«  Un monde à la dérive  »

Il ne peut pas dans ces conditions advenir de nouvelle “guerre froide” semblable à celle des années 1945-1991, car il n’existe plus “deux blocs” aux régimes économiques antagoniques. Dès lors, si «  aucun pouvoir unique ne peut dicter les termes de l’ordre actuel, et [puisque] les grandes puissances ne souscrivent pas à un ensemble clair de principes et de normes  », quel monde et quelles relations internationales peuvent-ils advenir, s’interroge Menon  ?

«  La géopolitique devient plus fracturée et moins cohésive.  »

«  Nous nous trouvons dans un monde dans lequel chaque pays suit son chemin.  »

«  Une sorte d’anarchie s’insinue dans les relations internationales – non pas l’anarchie au sens strict du terme, mais plutôt l’absence d’un principe central d’organisation ou d’hégémonie.  » «  Dans ce processus, un monde beaucoup plus dangereux émerge.  »

On constate l’incapacité de chacune des puissances à instaurer un ordre mondial selon un quelconque principe et des règles acceptables par les autres. Chaque puissance tend à se replier sur ses intérêts propres, développe ses capacités militaires. Plutôt que de travailler à un ordre stable, les états forgent et forgeront des coalitions multiples et variables pour chaque problème particulier, aucune large entente acceptable n’étant susceptible d’émerger. En «  chevauchant les divisions  » entre grandes puissances, en rééquilibrant sans cesse leurs relations avec eux, les petits pays, comme ils tendent déjà à le faire, défendront leurs propres intérêts  :

«  les pouvoirs vont probablement s’embrouiller de crise en crise à mesure que leur insatisfaction à l’égard du système international et les uns avec les autres grandit, dans une forme de mouvement sans mouvement.  »

Cela expose plus largement, selon nous, l’impasse destructrice où conduit une économie fondée sur une finalité capitaliste [non d’abord de satisfaction des besoins sociaux humains] dans l’incapacité de réaliser les valeurs qu’elle affiche. Ce qui paraissait un “ordre” stable – et qui l’était relativement durant toute une période – s’avère déboucher sur un monde fragmenté, sans règles que l’on puisse communément admettre et respecter, un monde de danger, d’incertitude, de conflits, de désordre.

Le processus de transformation en cours n’est donc pas une avancée historique, porteuse d’une maîtrise de l’humanité de ses propres créations.

Sans cap ni gouverne, «  le monde est à la dérive  ».


* 3 août 2022, foreignaffairs.com

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