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Le peuple géant désuni, bafoué – Reconstruire son unité et sa capacité souveraine

«  Le pouvoir craignait ta puissance,
il est venu te désarmer  :
Conserves-en la souvenance  »
Anonyme (1849)
Peuple, réveille-toi  !


 

Depuis quelques années, voire quelques décennies, l’état d’esprit d’une grande majorité de la population n’est pas porté à l’optimisme.

Il n’en est pas de même, semble-t-il, dans le sillage de ceux qui ont trouvé place sur la grande “cordée” du quinquennat présidentiel 2017-2022, et qui participent comme tels du “nous” revendiqué par le pouvoir en place. Certes, de ce côté, tout semble aller au mieux dans le meilleur des mondes possibles  : «  nous avons traversé ensemble beaucoup d’épreuves  », mais «  grâce aux réformes menées  », «  nous avons tenu bon  », et «  c’est ce chemin qui doit être poursuivi  ».1

La parabole de la Cordée énoncée par Emmanuel Macron, à laquelle on fait ici référence, mérite à cet égard d’être interrogée. Que signifie-t-elle si l’on se réfère aux données effectives de la situation  ? À première vue, on imagine qu’il s’agit d’inciter des individus, ou un ensemble mal défini [nous  ?] à s’élever vers le haut  ? Vers des hauteurs  ? (on ne peut pas être plus précis). Ceci via une trajectoire imposée sur une paroi plus ou moins verticale, par le moyen d’une cordée conduite il est vrai par un inébranlable “premier”. Il y a des gens au bas de cette paroi. On imagine que certains d’entre eux pourront emprunter cette voie abrupte, par la force du poignet, une tension corporelle et mentale de tous les instants, leur aptitude à se saisir des bonnes prises. On peut supposer que d’autres n’y parviendront pas, mais qu’après tout cela ressort de leur propre responsabilité. L’important est que tous puissent y aspirer, il s’agit là d’un appât (ou d’un appeau) pour continuer à participer de l’ordre social existant. C’est présumer aussi, c’est un non-dit nécessaire, qu’il n’y a plus d’ascenseur social à disposition, et plus même les degrés d’une antique échelle sociale à gravir pas à pas.

 

Gulliver s’étant emdormi est attaché par les habitants de l’Illiput

 

Quittons la parabole et revenons au bas de l’à-pic qui reste à gravir, du côté du grand nombre de ceux «  qui ne sont rien  », qui n’ont pas réussi à se raccrocher à la grande cordée, qui ont dévissé, ou ont été éjectés, ou qui ne figurent pas même pas sur une liste d’attente d’élévation virtuelle2. Ici, les perceptions que l’on se fait du monde “tel qu’il est” témoignent de moins d’audace conquérante. On voit beaucoup moins bien où se trouve “le chemin” que l’on doit “poursuivre” et où il mène. Tout en bas, ou juste en bas, la prise en compte des données de la situation suscite surtout l’incertitude, l’inquiétude, la crainte d’un avenir qu’on ne peut pour l’heure déchiffrer, une certaine incompréhension.

«  Je me sens comme dans un tourbillon, ballottée d’un point à l’autre, on ne peut plus savoir où on est, comment ça va tourner dans le monde.  »

«  Je ne comprends pas ce qui se passe, et pourquoi ça se passe.  »

L’espoir en un sauveur suprême capable de maîtriser, en pensée et en actes, le devenir d’un pays, d’un monde, en état de bouleversement, n’est pas largement partagée, de ce côté-ci de la population.

«  C’est pas avec les politiques qu’on a qu’on peut savoir où on va.  »

«  On a aucun choix pour demain, une petite orientation au moins.  »

«  Il n’y a aucune vision, comme avec de Gaulle, ou Churchill, quand ça va mal pour le pays et pour le monde.  »


Scission du corps politique de la nation et déconstitution de la société politique

Les citoyens dont on a retranscrit les commentaires font état du divorce grandissant qui s’est établi entre deux pôles de la société, divorce qui conduit à la dissolution de la nation en tant que corps politique organisé. Dans une enquête d’opinion récente [Cevipof], les personnes interrogées estiment que le fonctionnement démocratique de la société s’est perdu, que la “distance” établie entre les politiques et les citoyens se révèle plus grande qu’entre citoyens. Pour les trois-quart de la population consultée, il est fait aussi état de la perte pour le pays d’une «  boussole morale  » capable d’orienter le devenir commun. Commentant les résultats de cette enquête, Luc Rouban3 en déduit que  :

«  pour une majorité des enquêtés, le corps politique s’est désagrégé […] son univers de référence historique [ayant] disparu  ».

Dans le cadre d’une autre enquête [Fondapol] réalisée dans 55 pays réputés “démocratiques”, beaucoup parmi les enquêtés jugent pour leur part que les idéaux démocratiques qui sont proclamés ne correspondent pas au fonctionnement effectif de ces démocraties. [Voir dans ce numéro le dossier «  Les peuples destitués de leurs facultés politiques  », synthèse des résultats de ces enquêtes].

Ces tendances à la déconstitution d’une vie politique digne de ce nom ne datent pas bien entendu de ce seul quinquennat, c’est cependant au cours de celui-ci que ces tendances paraissent s’être cristallisées, consolidées, la politique devenant chaque jour davantage une “chasse gardée”. Arnaud Benedetti4 écrit à ce propos  :

«  Le politique a perdu sa capacité à être, c’est-à-dire à agir de manière souveraine et le peuple ne dispose plus de son autonomie à opérer des choix, autres que ceux de ses dirigeants.  »

On assisterait selon cet auteur à un «  processus de dissolution du peuple au profit d’une classe dirigeante à dominante oligarchique  », processus particulièrement avancé en France, une «  virulence française [se manifesterait] dans le dépérissement politique  ».

Pour Arnaud Benedetti, les “marcheurs” [la République en marche] représenteraient «  le point d’acmé de la pensée dominante des trois dernières décennies, qui traduit une «  sortie du sillon démocratique  ».

En étroite corrélation, les deux faces d’un tel processus seraient à l’œuvre. Dans les sommets de la société, avec le dépérissement du cadre souverain, on assisterait à un avilissement de la vie politique du pays, tandis que dans son fond, le peuple se trouverait relégué hors de la Cité politique, celle-ci dès lors ne pouvant manquer de se déconstituer5. S’il cesse de se poser en tant qu’association de citoyens, association d’égaux [dont les ministres ne sont que ses commis], le corps politique ne peut en république (ou en démocratie) se maintenir comme simple tutelle sur le peuple, reposant sur le clivage dirigeants-dirigés.


La déconstitution du politique à partir du haut

On passera rapidement sur ce que le juriste Alain Supiot6 considère comme «  le démantèlement de l’État par lui-même  », à savoir l’application de réformes structurelles au sein des entreprises et des services publics, selon les exigences des marchés financiers, qui est aussi l’affirmation d’une emprise incontournable du capital sur notre vie économique, sociale, politique, intellectuelle. Ce qui se nomme aussi  : “New Public Management” et en français “République contractuelle”. De la même façon, on évoquera de façon cursive la question des “cabinets conseils” de statut privé, souvent étrangers (ou transnationaux) qui se substituent aux rouages de l’État, à son administration, selon les mêmes critères de soumission à l’univers du capital. [Voir dans ce numéro les articles consacrés à ce thème]

Il sera surtout question dans ce numéro des processus spécifiquement politiques d’abaissement, délibéré, des possibilités d’expression de la volonté du peuple.

Si l’on considère “l’offre” politique au sommet, on constate qu’il n’existe plus de grands enjeux, de visions générales pour l’avenir, entre lesquelles la population puisse opérer des choix, au-delà de ses intérêts immédiats en conflit perpétuel. La base de l’édifice politique en porte les effets, dans la mesure où les formes de regroupement organisé au sein du peuple ont dépéri elles aussi. Faute d’une telle structuration politique, qui permettait de se grouper en fonction de visées sociales générales, les classes sociales à vocation hégémonique – au sens historique du terme – se trouvent dans l’incapacité de donner à connaître leur volonté à l’ensemble de la société. Placé aux marges de la démocratie, alors qu’il en constitue le principe essentiel, le peuple, les classes qui sous son vocable s’unifient, n’ont plus aujourd’hui de relais public pour faire entendre leur voix.

Depuis quelques années, tout semble se passer comme s’il n’existait qu’une seule pensée conforme, avec quelques variantes. L’expression de quelques dissidences, portées par des individus ou groupes, n’est pas abolie, mais il n’est pas certain qu’elles correspondent toujours à la volonté générale d’une majorité de la population. Du côté des sphères au pouvoir, on prône certes la “bienveillance”, obligatoire, dans le débat public – celle-ci pouvant à l’occasion servir de masque à l’intolérance. Il ne convient pas en effet de s’aviser de trop penser hors de la norme [en langage soutenu  : hors de la doxa dominante].

Le peuple en fin de compte ne semble pas disposer d’un plein accès à l’exercice de la raison commune, comme s’il s’agissait d’un domaine réservé à ceux qui se sont parvenus à se hisser – peut-être de façon provisoire – sur la grande cordée7.

«  Je crois qu’ils pensent qu’on est trop bêtes  », «  si on a des idées sur ce qu’on voudrait pour le pays, c’est pas de notre ressort, l’idée c’est plutôt  : “peuple ferme ta gueule  !”  ».

Le peuple se trouve d’emblée médiatiquement disqualifié, même lorsqu’il s’agit de contribuer à poser les orientations à suivre pour la réalisation du bien commun. Contrairement à ce que défendait Rousseau, ce n’est pas du ressort du peuple de dire «  ce qui convient à sa conservation  ». Cela ne relève pas de sa compétence. En outre ce peuple, jugé incapable d’esprit critique, est toujours mal informé, désinformé. C’est seulement du côté de ceux qui sont du “bon côté”, du côté des compétences, de ceux qui savent [ou s’imaginent savoir], que l’information se révèle «  crédible et concrète, de qualité  », «  ni biaisée ni complotiste  », «  sans fake news  ». Cela ne saurait en aucun cas relever du populaire ordinaire8 [Voir dans ce numéro, l’analyse du “Rapport Bronner” «  Les Lumières à l’ère numérique  »]

Aux sommets, l’oligarchie dirigeante s’est coupée du peuple et s’en défie. Elle ne peut comprendre que sa légitimité n’a plus d’autre source qu’elle-même, que son aptitude à gouverner s’en ressent, se limite à un ensemble de techniques, de management, communication, de maniement des comportements humains, que de surcroît elle sous-traite. Il en résulte une rupture avec la réalité. Tout cela ne peut faire illusion que très momentanément.


Reconstituer la capacité souveraine du peuple

En bas, face au mépris structurel affiché par tous ceux qui s’imaginent suivre le bon itinéraire, une grande partie de la population qui n’a pu se joindre à la grande Cordée, tend à se désaffilier des institutions politiques, médiatiques, et de leur personnel. Dans beaucoup d’enquêtes d’opinion, la défiance, voire le “dégoût” s’expriment à égard de cette structuration du paysage politique et de son fonctionnement effectif. Il n’en est pas de même à l’égard de la politique en tant que telle – domaine des affaires générales d’un pays. L’idée [pas encore une idéologie] ne peut-elle dès lors germer dans le bas de la société, qui en est aussi l’assise, de se «  mettre à son compte  », de définir ses propres orientations, et de chercher les moyens de les mettre en œuvre dans la continuité de l’histoire.

«  Pourquoi je ferais confiance à ces gens-là  ?  »  ; «  On est mis de côté comme toujours  », «  on ne les intéresse pas, alors moi je leur dis  : vous ne m’intéressez pas  ».

Dans le Préambule de la Constitution de la Cinquième République, il est inscrit à l’article 2  : «  gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple  », et à l’article 3  : «  La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum  ». Il est précisé en outre que  : «  Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice  ».

Toutefois, le principe d’appartenance de la souveraineté au Peuple se présente souvent comme une simple formule, qui fait bien dans le décor. Il arrive d’ailleurs à certains politiques de s’amuser de la formule dans leur discours privés, comme si personne n’y croyait vraiment. Le mot, disent-ils est «  très vague  », «  c’est une abstraction  » qui ne correspond à aucune réalité concrète, «  on ne voit pas très bien quel rôle politique le peuple peut assumer  ». Et ceci tout au long des siècles, y compris depuis que le principe de la souveraineté du peuple a été proclamé.

Dans la sphère médiatique le mot et ses dérivés sont suspects (voir le mot populisme). Et il est vrai que dans la réalité du monde tel qu’il est, le peuple est aujourd’hui dépossédé de sa capacité souveraine. Il n’est plus organisé, uni, en Être politique capable de définir la volonté générale, en peuple politiquement “institué”, au sens que Rousseau donne à ce terme. On n’hésite pas d’ailleurs en sous-mains à encourager ses distinctions internes (divisions catégorielles, de sexe ou de genre, de générations, d’origine, etc.), pour mieux délégitimer sa prétention à être celui qui doit être à la source des orientations à donner à la nation.

«  They, who have put out the people’s eyes, reproach them of their blindness.  » [John Milton, 1642]9

Dépossédé de sa capacité souveraine, sans possibilité d’expression politique d’ordre général, le peuple devient simple formule de rhétorique que l’on invoque parfois pour juguler ses passions et ses révoltes désordonnées.

Politiquement invisible, ce peuple relégué, «  oublié de la démocratie  », souffre de sa relégation. Sous tutelle, en état de minorité, encore mal “éclairé”, il n’est pourtant pas dupe et ne se satisfait pas de l’état de minorité où il se trouve placé. De telle sorte que l’écart entre les buts unilatéralement définis aux sommets de la société et ce que veut confusément encore le peuple, ne peut manquer de susciter des remous en profondeur.

Si l’on suit Christophe Guilluy10, il faut prendre en compte le fait que le peuple n’a pas cessé d’exister, qu’on doit juste déplorer qu’il ne soit plus un “peuple politique”, pleinement institué.

«  L’impasse démocratique n’entraîne pas l’anomie, mais un bouillonnement permanent qui alimente un mouvement de contestation multiforme  »11.

Ce bouillonnement se présente pour l’heure en tant que processus spontané, réactif. Il est toutefois en voie d’organisation ou de réorganisation. Ses revendications ne sont plus seulement centrées sur des intérêts partiels, catégoriels, ils revêtent comme l’indique Christophe Guilluy une dimension “existentielle”. Une telle dimension, éventuellement via l’utilisation de «  marionnettes populistes  », signifie  : «  nous existons  », et relève, quant au fond, d’un ordre historique et politique général. Le peuple dans sa masse n’est pas représenté dans la sphère politique générale, mais il est «  présent sur le champ de bataille  ». Guilluy y insiste  : ce n’est pas l’anomie. La contestation n’est pas unifiée, elle peut revêtir encore un aspect sauvage, il ne lui manque qu’une boussole, qu’une orientation générale pour pouvoir restituer le contenu historique de sa lutte.

«  Nous ne disons pas [au monde]  : laisse-là tes combats, ce sont des fadaises […] Nous lui montrons seulement pourquoi il combat véritablement, et la conscience de lui-même est une chose qu’il devra acquérir, qu’il le veuille ou non  » Karl Marx [1843].


 

1. Extraits de la déclaration d’investiture du candidat Emmanuel Macron à la Présidentielle 2022.

2. Dans le cadre de cet article, on ne parlera pas de ceux qui sont, ou ne sont pas, sur la cordée, en termes de classes ou de catégories sociales, strictement déterminées. Quoique les définitions des classes dans la base économique ne soient nullement caduques, celles-ci, dans les conditions contemporaines, se présentent sous des formes mouvantes, selon qu’elles participent d’un mouvement ascendant ou sont en voie d’affaissement, selon qu’elles sont associées à l’univers de la circulation de la valeur d’échange et du capital, ou dépendent encore de la production de richesses matérielles (en utilité) et des classes qui les produisent ou créent les conditions de leur production.

3. Luc Rouban, directeur de recherches au CNRS (Cevipof), a notamment publié La démocratie représentative est-elle en crise  ? 2019, et Les raisons de la défiance, 2022.

4. Arnaud Benedetti est Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne, directeur de la Revue politique et parlementaire. Il a notamment publié Comment sont morts les politiques  ? Le grand malaise du pouvoir, et Le coup de com permanent. Voir aussi Frédéric Rouvillois, Liquidation, qui met en évidence l’actuelle domination sans partage des thèses technocratiques du St-Simonisme, incarnation de la prise du pouvoir par une “oligarchie transnationale”, sur base de mondialisation capitaliste (il récuse le terme d’élites qui ne désigne pas clairement son objet politique).

5. L’idée de «  république contractuelle  » (logique marchande et non logique d’un “Contrat social”), revient à signifier la fin de la Cité politique.

6. Alain SUPIOT, « Tribune » le Monde, 29 janvier 2022. Publication récente, Le travail n’est pas une marchandise, 2019.

7. Dans le Meilleur des mondes d’Aldous HUXLEY, on parlerait des citoyens alpha et beta.

8. Voir dans ce numéro l’analyse de la conception de Sieyès, qui oppose à l’exercice par le peuple de la souveraineté, celle des compétences, de “ceux qui savent”. Dossier  : Souveraineté et souveraineté du peuple. Constitution et déconstitution.

9. Traduction non littérale possible (sous toutes réserves)  : «  Ceux qui ont crevé les yeux du peuple lui font reproche de son aveuglements.  »

10. Christophe Guilluy, «  L’inquiétude des catégories populaires est sociale et existentielle  », Entretien par Vincent Trémolet de Villers, le Figaro, 20 février 2022. Publication récente, Le temps des gens ordinaires, 2020.

11. Plusieurs commentateurs mettent en garde sur les conséquences d’un «  étouffement de la vie politique du peuple  », sur le fait que le «  surgissement de nappes profondes d’insatisfaction  » ne puisse conduire à la manifestation de «  tensions sociales graves  », «  potentiellement explosives  », de «  rébellions imminentes  ».

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