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Lecture  : Mathieu Aron, Caroline Michel-Aguirre – Les Infiltrés – Comment les cabinets de conseil ont pris le contrôle de l’État

 

Deux journalistes de l’Obs, Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre, ont publié en février dernier après trois années d’investigation les Infiltrés (éditions Allary). Le sous-titre, Comment les cabinets de conseils ont pris le contrôle de l’État, dit bien la nature de ce qui peut être considéré comme une révélation pour la plupart des citoyens. Révélation en effet, car jusqu’il y a peu, ce que les auteurs nomment un «  putsch progressif  » passait sous les radars.

Notre État «  qui a payé pour se dissoudre  », disent les auteurs, se trouve aujourd’hui dans la dépendance de sociétés de “conseil” privées, souvent étrangères, qui ont investi les lieux d’administration et de décision politique de la république. Ceux qui les appellent partagent avec eux l’idée que le gouvernement consiste en une entreprise à “manager”. C’est en ce sens qu’un consultant du cabinet allemand Roland Berger a pu dire en 2008  :

«  Le gouvernement est comme une entreprise, avec un directeur général (le Premier ministre), et des patrons de business units (les ministres), qui utilisent nos méthodes éprouvées dans les grandes firmes pour faire mieux et moins cher.  »

Ce que mettent au jour les deux auteurs interroge quant à la conception même que l’on se fait de la politique et de la démocratie dans les hautes sphères au gouvernement.

À la différence des pays anglo-saxons, pendant trente ans la France avait résisté à l’infiltration dans l’Administration et le gouvernement de ces “cabinets conseils”. Le tournant fut pris dans les années 90, et aujourd’hui ces cabinets de “consulting” sont «  au cœur de l’État  ». L’administration, ses organismes, les ministères, les gouvernements font systématiquement appel à eux pour des “missions” de tous ordres  : numérisation d’un service d’administration ou d’un ministère, études d’opinions, campagne de “com” sur la la conduite à tenir par le gouvernement, et jusqu’à la définition de stratégies. Notons que ces cabinets privés, par exemple chargés de numériser un service du ministère de la Justice, des Armées, ou autre ont accès à des données confidentielles de l’État susceptibles de terminer leur course dans des clouds américains.

Au-delà même de l’accès à ces données confidentielles, nos ministères ont chargé des cabinets privés, américains et allemands, de définir des stratégies, domaine qui relève pourtant strictement de la compétence de l’État. Le cabinet américain Mac Kinsey a été payé une fortune pour une “étude” visant à trouver comment réaliser un milliard d’euros d’économie dans un budget de 24 milliards. La question de savoir quelles dépenses privilégier ou pas, aux dépens de telles autres, et avec quelles conséquences, constitue pourtant ici aussi un choix éminemment politique relevant de l’État. De même, «  la restructuration du renseignement économique français  » (Tracfin) a été «  définie à partir du diagnostic d’un cabinet privé  ». Lorsque la filière nucléaire de Bercy ne sait établir elle-même les coûts du nouveau modèle d’EPR, à qui demande-t-elle un audit  ? Au cabinet de conseil Roland Berger fondé à Munich en 1967, et devenu «  incontournable  » au ministère de l’Économie et des Finances.

Poursuivons  : l’externalisation des services «  tient lieu de doctrine  » au ministère des Armées pour la “gestion du personnel”, le transport de troupes. Plus préoccupant encore, constatent avec effroi les deux journalistes, cette externalisation vaut aussi «  pour l’analyse prospective et la conception stratégique  ». Pas moins de quinze cabinets consulting, notamment les grands américains Mac Kinsey et Accenture, ont emporté un marché de 87 millions d’euros de ce ministère pour «  définir une stratégie  »  ! Cela signifierait-il que nos ministères ne sont pas en mesure de concevoir une stratégie et/ou qu’ils considèrent cette tâche politique et régalienne comme de nature purement technique et managériale et qu’on pourrait en conséquence la déléguer à quinze cabinets privés de techniciens formatés1.

Ces recours coûtent bien sûr très cher au budget de la nation, d’autant qu’il leur arrive de produire des logiciels inadaptés, inefficaces, voire inemployables. Le logiciel Louvois de gestion des personnels des Armées a été abandonné après dix ans de pagaïe, idem à l’Éducation nationale (plus de deux millions d’euros chacun). Loin de prêter un œil plus “indépendant” les études de ces cabinets produisent ce que l’on «  attend d’eux  ». Leurs études informatisées détectent les faiblesses qui justifient que l’on recourt à leurs bons services. Seraient-ils plus compétents  ? Le “consulting” pallierait-il la lourdeur de l’Administration  ? [Des hauts fonctionnaires ont été dépossédés de leurs tâches, jusqu’à conduire à «  une réelle perte de compétences des services de l’État  »]. À la lourdeur bureaucratique, l’absence de vue d’ensemble, cinquante parapluies devant aujourd’hui être ouverts avant la moindre décision, on ajoute plutôt l’absence de vue d’ensemble et les missions en doublon2.

Plus généralement, ce recours aux consultants extérieurs aurait-il permis un meilleur service public, un service de l’État plus satisfaisant  ? Si l’on en juge d’après la réflexion des usagers, d’après les sondages et les mouvements de protestation c’est loin d’être le cas. Ces mêmes usagers ne devraient-ils pas au moins disposer de quelque droit de regard, puisque ce sont eux qui alimentent le budget de l’État par le travail et l’impôt, et que, selon la Constitution, ils sont aussi des citoyens, formant le “peuple souverain” – ou la “nation souveraine”. Il ressort, de fait, que le “managering”, se substituant à la politique, ne poursuit pas le service à la nation. Il vise à la réduction des coûts, et surtout à faire accepter telle mesure par la population. S’agit-il d’une “étude” d’un cabinet de consulting proposant une réforme de la Justice  ? «  Rien n’est pensé dans le but d’une amélioration de la qualité de la Justice  » tenant compte «  des souhaits des justiciables  ». Dans toutes les interventions de ces cabinets dans l’Administration, relèvent les deux auteurs, il n’est jamais tenu compte de l’avis des citoyens, il n’est nullement recherché.

Alors pourquoi continue-t-on de recourir à ces cabinets de “consulting”. À cela plusieurs éléments de réponse progressifs. On apprend que le recours systématique à des cabinets de conseil, outre la perte de compétences des hauts fonctionnaires, transforme la porosité d’hier entre la haute fonction publique et les entreprises privées industrielles et bancaires, en porosité entre celle-là et les cabinets de consulting. L’interpénétration a changé de nature. Des ex-directeurs de cabinets ministériels s’y font embaucher, ou en proviennent, y retournent3 . Il y a aussi les liens personnels qui s’établissent entre responsables politiques et gouvernementaux et le pool des conseillers.

Irait-t-on vers une réduction de ces recours  ? Tout semble montrer que non. L’actuel président a levé les dernières restrictions à leur emploi, lui qui les fréquente depuis beau temps, il a fait notamment appel à Mac Kinsey pour sa campagne présidentielle de 2017, et aussi pour le thriller des mesures anti-covid – c’est d’ailleurs à cette dernière occasion que le sujet du “consulting” est devenu suffisamment visible et préoccupant pour que les questions qu’il pose méritent d’être soulevées en Commissions parlementaire ou sénatoriale.

À propos de l’actuel Président de la République (février 2022), un dirigeant de grandes entreprises, connu et qui le connaît, dit de lui  : «  il pense comme eux  ». Il apparaît en effet de plus en plus clairement que ce président considère au fond la politique comme du managering, la responsabilité politique comme de la «  gouvernance  », et la démocratie comme consensus, mise au pas, après étude des «  comportements  », et marketing. Cette conception se présente comme une forme – à la fois manifestation et vecteur – de la dissolution du Lieu politique. Elle affecte – parmi les autres – notre pays, l’actuel président n’en étant qu’une figure des plus emblématiques. Notons au passage que beaucoup de candidats aux prochaines présidentielles ont recours aux services de ces cabinets pour mener leur campagne, parfois jusqu’à définir leur programme.

On doit se demander si, en fin de compte, les responsables politiques, et pas seulement ceux qui sont au gouvernement, nous considèrent comme des citoyens, dont on devrait connaître les volontés et les éléments de choix pour le devenir de la nation, ceci dans le cours d’un processus de délibération  ? Les méthodes employées et les principes mis en œuvre attestent que tel n’est pas le cas4.

On constate que «  la communication politique utilise peu ou prou les mêmes recettes  » que celles utilisées «  dans le marketing  ». Il s’agit de pousser le consommateur à consommer. Cela se dit  : «  inciter sans contraindre  ». L’État, sa “Direction de la transformation publique”, a ainsi signé un contrat (10,4 millions) avec un cabinet britannique pour se faire assister dans la mise en œuvre de démarches de «  sciences comportementales appliquées aux politiques publiques  ». Cela n’est pas spécifique à la France, la plupart des gouvernements y recourent, ainsi que des institutions internationales, telle l’OMS. Avec de telles méthodes, l’État n’est plus un lieu politique, une association organisée de citoyens, ni une direction des affaires publiques par ceux qui sont en charge de l’exécutif.

La question des Cabinets de conseil ne constitue qu’un des derniers avatars d’un processus en cours depuis des décennies. Sous le quinquennat 2017-2022, le paquet a été mis. Si l’on y ajoute les tentatives de mainmise du pouvoir sur l’information et la définition de ce qu’il est licite ou non de penser, la qualité de citoyen tend à perdre tout sens. De la même façon, la qualité de sujet humain doté d’une capacité de réflexion semble même ne plus devoir être posée. [Voir article suivant]


 

1. Ces cabinets, au passage, ont ainsi eu accès à des informations confidentielles sur l’organisation même des armées, le renseignement militaire, et jusque sur la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure)  !

2. Les cabinets de consulting recrutent directement leurs cadres – pour des salaires flatteurs à tous égards – dans les Grandes Écoles (Mines, X, HEC) parmi des élèves formés et payés par l’État (un tiers des promotions).

3. Parmi les cas les plus alarmants, on peut citer celui d’un ancien Chef d’État-Major des Armées, et d’anciens directeurs de la Direction Générale de l’Armement ou de la DGSE (!) recrutés comme conseillers par ces cabinets d’intérêts privés, basés à l’étranger, vendeurs de services à qui ou à quel État en mesure de les acheter.

4. En 2020, un cabinet a été rémunéré (un pactole de 2,8 millions €) pour «  analyser la conversation sociale à partir d’un corpus de tweet  ». Peut-on être plus éloigné de ses concitoyens pour de telles inepties dépourvues de sens  ? En 2021 le cabinet Kantar a fabriqué (2,1 millions) un «  baromètre de l’impact médiatique de l’action gouvernementale  », c’est-à-dire  : est-ce que la mayonnaise prend  ?

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