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Retrouver la boussole de la lutte historique des classes populaires

«  Un temps d’arrêt suspend la destinée  :
Qu’est devenu le mot d’ordre En avant  !
Nous naviguons la poupe retournée.  »
Pierre Dupont (21 février 1848)

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La métaphore du navire pour figurer la Cité politique a été souvent utilisée depuis l’Antiquité. Par la suite, elle a pu s’appliquer à la nation, la République, à l’image d’un vaisseau naviguant en haute mer, affrontant l’adversité, parfois jusqu’à la défaillance ou la perdition. Nul besoin de préciser que par cette métaphore, il s’agissait de signifier la nécessité pour l’équipage pour parvenir à bon port de disposer d’un bâtiment conçu pour des périples au long cours, de marins capables de tenir la barre jusqu’à destination, mais aussi d’outils pour s’orienter, de cartes, de boussoles.
C’est par le biais d’une telle allégorie que lors de la Révolution de 1848, Pierre Dupont fait état de cette absence d’orientation qui met le devenir de la république en suspens, et plus encore celui de la “république sociale”, objectif historique visé par le mouvement ouvrier socialiste. Cette même année, dans «  La république en danger  », Louis Festeau dresse pour sa part le tableau des obstacles, des périls, qui s’opposent à l’atteinte de ce “cap” historique.

 

«  Nous naviguons au milieu des rochers,
La terre est loin, le soleil gros d’orages,
Notre vaisseau vole au cap des naufrages.  »

 

Dans le cadre d’un épisode particulièrement tempétueux de la lutte des classes populaires, Louis Festeau témoigne de la difficulté de cette lutte, des embûches, des forces adverses, qui se dressent à son encontre, et qui s’opposent à l’atteinte du but fixé.

 

 


La suspension des perspectives historiques ne signifie pas clôture

De fait, les finalités d’ordre historique que s’assignait le mouvement ouvrier socialiste ne parvinrent pas à être réalisées lors de la révolution de 1848. Ce n’est sans doute pas la boussole, l’orientation sur le long terme qui faisait alors principalement défaut. Le mouvement socialiste, sorti de sa phase utopique, commençait déjà à poser les linéaments d’une analyse du fondement économique du régime capitaliste, de ses contradictions inconciliables, telles qu’elles établissaient la nécessité, et la possibilité, d’édification d’un autre régime économique, le socialisme. Des perspectives concrètes reposant sur une base objective s’ouvraient ainsi pour les siècles à venir. Ce qu’un autre poète et chansonnier populaire, Victor Rabineau, exprimait en 1849 dans la République sociale  : «  Frères, l’idée est invincible. On la croit morte et son tombeau redevient sa couche natale  ».

Ce qui faisait défaut pour que les objectifs ­historiques du mouvement socialiste soient atteints, touchait aux conditions générales de la période  : le capitalisme en était encore à sa phase ascendante, il n’était pas encore entré dans sa phase de ­déstabilisation générale et de perte historique de légitimité, telle qu’elle s’amorce à la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui, il n’en est pas de même. Ce qui s’est perdu concerne l’orientation générale de la lutte. Cette perte ne relève pas, du moins directement, des conditions de réalisation du socialisme à partir de la base économique que le capitalisme a développée. Les antagonismes fondamentaux de ce mode de production et d’échange se sont accrus et les conditions matérielles de sa transformation sont réunies. Le problème est qu’il n’existe plus de boussole, de perspectives d’ordre historique, exposées à la vue des classes populaires comme de l’ensemble de la société.

Depuis au moins un demi-siècle, les perspectives historiques des classes populaires paraissent en effet suspendues dans le temps. La voie qui permettrait de mettre effectivement fin aux antagonismes destructeurs du capitalisme, d’édifier une économie vraiment “sociale”, se présente comme obstruée, laissant place, dans une situation de crise, à la lutte de tous contre tous, chacun pour sa survie propre.

Il faut prendre acte de ce recul historique, de la réaction politique généralisée qui l’accompagne, en sachant qu’il y en eut d’autres, qui, dans l’histoire, furent surmontés.

 


Situer la période actuelle dans le cadre d’une lutte d’ordre historique

Comme le spécifiait Lénine dans Que faire  ?, la lutte des classes, ne se borne pas à la lutte de telle ou telle catégorie «  contre le patronat et le gouvernement  ». Comme le fut le cas pour la lutte de la classe bourgeoise contre les forces féodales, elle se poursuit sur plusieurs siècles, avec succession de pas en avant, de reculs, de défaites, de victoires, chaque fois à une échelle plus large.

La volonté populaire visant à faire prévaloir un régime effectivement “social” a commencé à se cristalliser avec la Révolution française, mais les idées qui projetaient cette volonté remontent au moins au XVIIIe siècle, avec Rousseau notamment. Au XIXe siècle, elles atteignent un état de maturité avec les socialistes non utopiques du XIXe siècle, puis avec Marx et ses continuateurs. En France, la volonté de transformation de l’ensemble social se manifeste aussi par une succession de révolutions. Celles-ci ne parviennent pas à des victoires définitives, mais élargissent chaque fois plus leur impact au plan national et mondial. Après la défaite de la révolution populaire de 1848, ceux qui tenaient au monde “tel qu’il est” ont eu beau proclamer leur victoire, voire prononcer l’oraison funèbre de l’ambition socialiste et communiste, ils seront démentis par l’histoire. Leur croyance en un non-lieu imaginaire où s’évanouiraient les antagonismes du monde capitaliste sera contredite. L’organisation ouvrière et socialiste partout se reconstruit et étend sa capacité hégémonique, tandis qu’à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le capitalisme entre dans une phase d’extension mondiale allant de pair avec une déstabilisation d’ensemble, et, en point d’orgue, le déclenchement de la Première Guerre mondiale.

C’est au cours de cette guerre que survient la révolution russe, en continuité avec les aspirations et combats menés dans de nombreux pays par le prolétariat et les classes populaires, dans le droit fil des objectifs visés par le mouvement du socialisme historique. Pour partie, cette révolution s’inscrit encore comme une clôture de l’Ancien régime, dans un pays qui n’avait pas encore réalisé sa révolution bourgeoise. Elle sera confrontée à de rudes ennemis. Dans un pays qui ne disposait pas de toutes les conditions économiques et politiques pour un succès rapide et facile, la révolution parvient cependant à résister aux assauts des puissances capitalistes coalisées et à édifier la société sur une base économique socialiste. L’ordre du monde en sera modifié en profondeur, contraignant cette fois-ci le mouvement immanent du capital à perdre du terrain sur tous les continents. Ceci non pendant quelques mois, mais pendant plus d’un demi-siècle.

Certes, la puissance socialiste finira par rendre les armes, face aux assauts extérieurs et aux difficultés intérieures qu’ils ont potentialisés. Il en est résulté une perte d’orientation pour les classes populaires et l’ensemble du monde. Cela ne signifie pas que la perspective socialiste soit caduque, qu’il faille la poser comme à jamais irréalisable. L’exigence de mettre fin aux effets destructeurs du régime capitaliste réside en effet dans la “logique” même de ce régime [voir dans le numéro 16  : La contradiction fondamentale du capitalisme].

Bien que cette “logique” puisse pousser “objectivement”, à une transformation sociale, on doit prendre en compte l’état de désorientation et de désorganisation actuelle des classes populaires qui les rend peu aptes à reprendre l’initiative. Une grande partie des courants politiques et de l’intelligentsia, plus spécialement à gauche, ont en effet participé au cours du dernier demi-siècle d’une volonté de déconstruction des orientations historiques de lutte des classes populaires, par une propagande active de déconsidération de la première réalisation historique d’un mode de production socialiste. Plusieurs s’en sont glorifiés en se posant en adeptes d’un courant de “déconstruction”.

On pourrait imaginer que dans un monde livré une fois de plus au chaos engendré par une crise générale du capitalisme, les peuples puissent néanmoins se tourner vers la révolution, bien que ne disposant plus d’orientation générale, de perspective historique concrète. Mais il convient de s’interroger d’abord sur “ce qui est” et non de projeter en imagination ce que l’on souhaiterait qu’il soit. Les données de la situation, la montée de mécontentements sans issues assignables, portent plus vraisemblablement dans le temps présent au renforcement de processus de fascisation, comme ce fut le cas dans l’entre-deux-guerres dans la foulée de la grande crise capitaliste. Lors de crises du monde capitaliste, chaque catégorie ou sous-catégorie sociale, chaque individu, tous, se trouvent acculés à défendre leur propre peau, imaginant pour certains que de l’addition des intérêts particuliers va magiquement se former un intérêt commun. Dans une telle conjoncture, se font entendre la voix de sirènes promettant des solutions imaginaires qui aboutissent à déconstituer ou détruire les cadres constitués (nation, république, mais aussi démocratie représentative dite “bourgeoise”, conquise en alliance avec le peuple).

[Voir dans ce numéro les dossiers Crise générale du capitalisme et processus de fascisation, et, L’unité de la nation, le peuple, les classes sociales].

Si l’on compare ici encore, la lutte de ces classes populaires à l’avancée périlleuse d’un navire sur une mer démontée, comme le fait Pierre Dupont, il semble que dans cette situation de crise on en soit venu à naviguer à reculons, ne plus orienter le regard vers l’avant, la proue, l’avenir, mais vers l’arrière1.

 


Accompagner les convulsions du capitalisme ou travailler à ressaisir l’initiative historique

Nous en sommes là. Que faire  ?

Déjà connaître, on l’a dit “ce qui est”, l’état des choses, afin de comprendre leur mouvement interne, et par conséquent les principes qui président à leur transformation. C’est sur la base des progrès de cette connaissance qu’on pourra délimiter le possible.

On a posé une alternative  : ou bien accompagner les convulsions du capitalisme, ou bien ressaisir l’initiative historique  ? De fait, il ne s’agit pas d’un véritable choix, on se trouve plutôt face à un dilemme. Le premier terme contredit le libre déploiement du second. Dans le futur proche, tout pousse à un obscurcissement de la conscience, il faut vraiment avoir un état d’esprit tourné à la dialectique pour déceler les germes d’un mouvement contraire. Pour l’heure, les classes populaires comme l’ensemble de la société, ne sont pas en situation de ressaisir l’initiative historique, d’agir sur le mouvement immanent du capital, en en révolutionnant la base. De fait, elles se trouvent et se trouveront tenues d’accompagner ses convulsions. La période de recul n’a sans doute pas encore atteint son point culminant.

Il est difficile dans ces conditions de donner à voir les perspectives de réorientation du mouvement historique d’ensemble. Cela s’inscrit cependant dans le champ du possible, première et fragile digue pour contrarier, si peu que ce soit, les effets destructeurs du régime économique en crise, pour regagner du terrain, créer les conditions d’une ressaisie de l’initiative historique. Contre la déconstruction du demi-siècle passé, c’est à un travail de reconstruction qu’il faut s’atteler pour les décennies à venir, rétablir la continuité historique.

Ce travail peut et doit prendre appui sur la théorie, mais aussi sur l’état de conscience des classes populaires. Celui-ci, si on y prête attention, n’exprime pas seulement le chacun pour soi, la discorde, mais aussi un besoin d’unification, de retour à des repères, des perspectives d’ordre historique. Il expose aussi le besoin de savoir, savoir «  où on en est  », comprendre les causes de la situation actuelle, donner un contour au possible. Dans le précédent numéro de Germinal, il a été fait état de ces prises de conscience.

 

«  rechercher la cause de tout ça  »  ; «  s’emparer des réalités du monde, de la période  »  ; «   savoir où on en est [pour] voir s’il y a possibilité de changement  ».

 

On observe à cet égard un décalage entre l’état de conscience d’un certain nombre de “gens ordinaires” par rapport aux partis, organisations, censés les représenter ou les guider, et dont la voix domine la leur. Beaucoup se préoccupent de la question des orientations historiques. On note l’idée d’un “avant” et d’un “après” dans le temps. Avant, il existait des orientations générales pour penser et agir en vue de transformer la société, cela est maintenant perdu, le futur et même le présent se présentent comme incertains, sans possibilité de projeter un «  horizon d’attente  ».

 

«  L’avenir est incertain  », «  c’est opaque, on ne sait pas ce qui va se passer  ».

«  C’est une période de flou, sans perspective  »  ; «  avant il y avait un projet commun  », «  on comprenait où on allait  », «  [il faut comprendre] comment on a pu perdre tous les repères  ».

 

Comme il en est le cas lors des périodes de tension qui peuvent annoncer la montée de processus de fascisation, le climat de violence et de haine qui résulte de la situation de crise et tend à se propager dans toute la société, suscite un surcroît d’inquiétude  :

 

«  ça devient le monde sauvage  »  ; «  il y a maintenant trop de haine partout, entre bobos et paysans, entre ceux qui travaillent sans filet et ceux qui sont ­fonctionnaires, protégés, même entre voisins, partout  »  ; «  la violence partout, tout le temps, partout, pour rien, à la place de parler  ».

 

Face à cette situation de chaos, il est fait état de l’impuissance de la population, voire des gouvernements eux-mêmes  :

 

«  on a l’impression d’être dans une période de chaos  », «  on ne maîtrise plus grand chose  ».

 

Quant aux luttes du présent, elles semblent aller «  dans tous les sens  », sans but commun, les uns contre les autres. C’est le combat chacun pour soi pour sauver sa mise  : catégorie contre catégorie, religion contre religion ou non religion, couleur de peau contre couleur de peau, genre féminin contre genre masculin, etc.

 

«  Les mouvements veulent tous s’imposer  », «  chacun veut tout pour lui  », «  [c’est le choc des intérêts particuliers  »  ; «  multiplication des luttes […] dans tous les sens  : climat, gilets jaunes, religions, identités de toutes sortes  : sexuelle, nationale, locale, raciale, alimentaire, animalière…  »

 

Plus que d’une condamnation dont on imagine qu’elle serait sans effet, il peut s’agir d’un constat sur «  ce qui est  », d’un souci de cerner les causes de cette centration sur les divers intérêts particuliers, dans une situation de crise, dans sa relation avec l’absence de repères généraux.

 

«  avec la crise, chacun perd quelque chose, donc il se défend sans penser aux autres  »  ; «  chacun a peur de l’avenir [pour] son avenir, et essaie de maintenir ce qu’il a, ce qu’il croyait posséder comme chose acquise définitivement  ».

 

Ces données encore éparses sur l’état de conscience qui se fait jour au sein des classes populaires, et sans doute au sein d’autres classes, attestent d’un besoin de réorientation et de réorganisation générales, de reconstitution de repères historiques. La réalisation des tâches nécessaires à une ressaisie de l’initiative historique s’inscrit ainsi dans l’ordre du possible. à condition que l’on veille à rétablir ce qui, dans l’histoire, a présidé à l’actualisation de cette initiative  : la théorie, l’analyse de «  ce qui est  », dans ses traits essentiels et de ce qui porte à sa transformation. Ce sont les tâches qu’accomplirent en France, en leur temps, des théoriciens du mouvement socialiste dès avant 1848 2, Marx dans le sillage de ce mouvement, ou encore, dès les années 1880-90 Plekhanov ou Lénine en Russie.

Ce n’est pas une mince affaire.

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