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ROBESPIERRE

 

Là où Sieyès veut arrêter le processus révolutionnaire, Robespierre prétend le mener à sa fin. Pour ce dernier, légitimité et souveraineté ne sont pas à mettre en conformité avec les “lois” de la société d’échanges libres, mais avec l’intérêt public, qui, comme pour Rousseau, est celui du peuple. Il ne s’agit plus de poser les termes de la lutte entre Tiers État et privilégiés, mais entre le peuple et les anciens et nouveaux tenants de la richesse et des moyens de la domination sociale. La question essentielle est alors celle des conditions et moyens de la souveraineté du peuple.


Perception d’une “lutte de classes”  ?

Dans des conditions historiques nouvelles, Robespierre vise à mettre en œuvre les principes du Contrat social.

Pour faire triompher l’intérêt public, qui est celui du peuple, il convient de combattre les obstacles qui s’opposent à sa réalisation. L’intérêt du peuple se réalise dans le cadre d’une lutte entre révolution et contre-révolution. Au cours des différentes étapes de ce processus, les alliés d’hier peuvent devenir les adversaires du présent. Même si la formulation “lutte de classes” n’est pas présente dans le discours, il y a bien perception que les objectifs sociaux et politiques ne se réalisent qu’au terme d’une lutte entre visées politiques en opposition. En termes économiques et politiques, Robespierre en dégage les principes.

S’agissant de la base économique de la société, il fait état de l’opposition entre «  le droit à l’existence  » et la «  liberté indéfinie du commerce  », entre le peuple et les riches (les bourgeois, les financiers), opposition qui, au plan politique, peut s’exposer comme contradiction entre deux modes de gouvernement  : souveraineté effective du peuple et «  despotisme représentatif  ».

L’intérêt général est porté par le peuple, les intérêts particuliers par les riches.

«  Les abus sont l’ouvrage et le domaine des riches, ils sont les fléaux du peuple  : l’intérêt du peuple est l’intérêt général, celui des riches est l’intérêt particulier.  »

S’il établit comme Sieyès des relations entre base économique et formes politiques, la racine des maux s’institue dans la sphère des rapports qui s’établissent dans la «  société civile  » (au sens donné aujourd’hui à ce mot). La société civile, livrée à son mouvement immanent, ne porte pas en elle une harmonie pré-établie, mais des conflits d’intérêts. Ces conflits ne se bornent pas à la lutte de tous contre tous, ils prennent la forme d’une lutte sociale entre grands groupes humains. Le bien public ne peut ressortir du mouvement spontané des échanges. C’est par le levier politique qu’on peut transformer la société, imposer la finalité d’un bien public. Par conséquent, le peuple doit être institué en souverain effectif pour que l’intérêt général puisse prévaloir. Ce qui conduit à combattre ceux qui se coalisent pour la défense des intérêts privés au détriment de cet intérêt.

La légitimité des formes politiques au sein desquelles le peuple peut effectivement occuper la place du souverain, tient à leur contenu  : assurer le droit à l’existence pour le peuple et l’intérêt public. La légalité formelle des classes riches se révèle illégitime, si elle s’oppose à ce droit et à cet intérêt. à la légitimité du contenu doit ainsi correspondre des institutions qui font du peuple le tenant de la souveraineté, garant du bien public. En fonction des conditions concrètes, cette forme légitime peut correspondre à un «  gouvernement représentatif  », ou au «  gouvernement révolutionnaire  ».


Liberté, égalité

Pour Robespierre, la société est légitime si elle assure les conditions de l’égale liberté de tous, la possible maîtrise par chacun de son existence. Comme il en était le cas pour Rousseau, la liberté que vise Robespierre se présente comme une qualité essentielle qui concerne l’homme, non d’abord la liberté des échanges (mise au premier plan par Sieyès). La liberté de l’homme suppose le droit à l’existence, la possibilité pour chacun de subvenir à ses besoins, de ne pas se trouver contraint d’être dans la dépendance d’autrui, conditions d’une «  souveraineté sur soi-même  ».

La liberté de l’homme, son droit à l’existence, tendent à entrer en contradiction avec la liberté des échanges marchands, laissés à leur propre mouvement. Cette liberté ne peut être un produit du libre développement de ces échanges, tels qu’ils conduisent à l’asservissement de certains hommes par d’autres, et par suite à l’opposition entre classes riches et classes pauvres. La liberté ne peut prévaloir par le laisser faire, elle requiert des institutions sociales et politiques pour la faire prévaloir.

Ainsi, la liberté, comme chez Rousseau, est étroitement associée au principe d’égalité entre les hommes. Le droit à l’existence est un droit égal, de même que l’égale liberté de disposer de soi-même, contre tout rapport de dépendance (économique ou social). L’égale liberté ne peut être effective que si le peuple est le souverain, lui seul peut vouloir l’égalité. Dans la seconde phase de la Révolution, les ennemis de l’égalité ne sont plus les anciens privilégiés, mais ceux qui mettent en avant, comme Sieyès, la société d’échanges libres.


Liberté et propriété (légitime ou illégitime)

Toujours en continuité avec la conception de Rousseau, la propriété, pour Robespierre, doit être subordonnée à la liberté effective des hommes, c’est-à-dire leur droit égal à l’existence, à la maîtrise de cette existence. On peut sur cette base, établir une distinction entre propriété légitime et propriété illégitime.

La propriété légitime n’est pas attentatoire à la liberté d’exister.

«  La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister  ; toutes les autres sont subordonnées à celle-là  ; la propriété n’a été instituée ou garantie que pour la cimenter  ; c’est pour vivre d’abord qu’on a des propriétés. Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes.  »

«  Ce qui est nécessaire à l’existence ne peut être livré au commerce, au profit, c’est seulement l’excédent qui peut être approprié de façon privée. Ce qui est indispensable pour conserver l’existence doit se constituer en propriété commune à la société entière.  »

«  Tout ce qui est nécessaire pour la conserver [la vie] est une propriété commune à la société entière. Il n’y a que l’excédent qui soit une propriété individuelle et qui soit abandonné à l’industrie des commerçants.  »

Pour que la subordination du privé au commun soit effective, assurant à chacun le droit à l’existence, le peuple doit aussi être propriétaire de la chose publique, et donc aussi propriétaire du gouvernement et des lois, qui sont son ouvrage.

«  Le peuple est le souverain  : le gouvernement est son ouvrage et sa propriété.  »

«  Quand la loi a pour principe l’intérêt public, elle a le peuple lui-même pour appui, et sa force est la force de tous les citoyens, dont elle est l’ouvrage et la propriété.  »


Conditions de réalisation de la souveraineté du peuple

L’idée que seule une souveraineté effective du peuple peut garantir l’instauration d’une société légitime est centrale chez Robespierre, les ambivalences que recelait la notion de souveraineté de la nation chez Sieyès n’ont pas ici leur place.

La souveraineté du peuple suppose que celui-ci s’approprie la sphère politique, que les lois soient «  son ouvrage  », que le gouvernement demeure dans sa dépendance, que les fonctionnaires restent ses commis. C’est au peuple que revient la volonté directrice. Le gouvernement, les fonctionnaires doivent être conçus comme les bras qui exécutent sa volonté.

Ainsi le peuple n’est tenu d’obéir aux lois que si celles-ci correspondent à l’intérêt public, lui procurent la «  garantie sociale  » dont il a besoin. Si les lois ne correspondant pas à cet intérêt, le peuple n’est pas tenu de leur obéir, il peut rentrer dans le “droit naturel”, droit de désobéissance et d’insurrection.

Pour que le peuple puisse vraiment être le “propriétaire” des lois et du gouvernement, les conditions de l’élévation de sa capacité politique doivent être créées, afin qu’il puisse être élevé «  à la hauteur  » de ses droits et de sa destinée. Robespierre préconise pour ce faire un ensemble de mesures

–  Rendre publics les principes qui guident la liberté du peuple, afin que celui-ci soit éclairé. Rendre visible la vérité, en s’appuyant sur des contenus plus que sur des personnes.

«  Que le peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de son bonheur.  »

«  (Il faut) prendre de loin ses précautions pour remettre les destinées de la liberté entre les mains de la vérité qui est éternelle plus que dans celle des hommes qui passent, de manière que si le gouvernement oublie les intérêts du peuple, ou qu’il retombe dans les mains des hommes corrompus […], la lumière des principes reconnus éclaire ses trahisons.  »

–  Renforcer la prise de conscience, la vigilance du peuple.
«  Le courage et la vigilance du peuple peuvent seuls conserver la liberté. Il est enchaîné dès qu’il s’endort, il est méprisé dès qu’il ne se fait plus craindre  ; il est vaincu dès qu’il pardonne à ses ennemis, avant de les avoir entièrement domptés.  »

–  Donner au peuple les moyens de contrôler ses représentants, en plaçant ceux-ci sous son regard.

«  Un peuple dont les mandataires ne doivent rendre compte à personne de leur gestion n’a pas de constitution.  »

«  [Les mandataires du peuple doivent se placer toujours] sous les yeux du peuple.  »

–  Le peuple doit pouvoir s’assembler librement, et librement délibérer.

Du temps doit être dégagé pour qu’il puisse s’assembler. Le temps consacré à la vie publique doit être indemnisé pour que le peuple puisse aussi devenir une classe disponible pour la politique.

Cherchant à donner les conditions d’une souveraineté effective du peuple, Robespierre s’oppose à la conception rationnelle, technicienne du métier politique, que proposait Sieyès.


Souveraineté et représentation

Dans la thématique de Rousseau, la volonté ne pouvait être déléguée, alors que le pouvoir devait l’être, afin que le peuple ne se détourne pas de ce qui touche aux affaires générales de la société. Pour Robespierre, il en est de même, la volonté ne peut pas non plus être vraiment déléguée, il envisage cependant une forme de représentation qui permette d’exprimer cette volonté.

Selon lui, la souveraineté a besoin d’un exercice réfléchi. Et celui-ci ne peut s’opérer si fait défaut une instance qui procure au souverain les moyens de réfléchir, de façon générale, pour déterminer le contenu de sa volonté. Faute d’une telle instance, ce sont les intérêts particuliers en concurrence qui seront représentés, sur la base d’un rapport de forces qui assure aux riches la domination. La représentation immédiate des intérêts, sous forme de “démocratie directe” reproduit en effet la lutte concurrentielle des intérêts et la loi du plus fort. Il convient de rechercher un mode d’expression général de la volonté du peuple, pour tout ce qui concerne les affaires communes (pour les affaires locales, particulières, peuvent exister des instances particulières).

Rejetant la démocratie directe, Robespierre refuse aussi le «  despotisme représentatif  », qui feint de gouverner au nom du peuple, tout en affirmant, comme Sieyès, que la compétence politique ne peut échoir qu’à des représentants “éclairés”. Les deux formes, démocratie directe et despotisme représentatif, servent au fond les mêmes intérêts, ceux de la société marchande des intérêts privés.


Le gouvernement révolutionnaire
Il n’existe pas d’harmonie spontanée des intérêts sociaux. Le gouvernement politique, conçu comme simple gestion rationnelle du «  mécanisme social  » (Sieyès), conduit à reproduire les conditions d’une société au service des plus riches. On ne peut en matière politique agir en postulant un principe de cohésion sociale spontanée qu’il s’agirait seulement de gérer selon les principes supposés d’une raison technicienne. Le «  gouvernement révolutionnaire  », ne postulant pas une cohésion sociale spontanée, une prise de parti s’impose dans le conflit qui oppose riches et pauvres, prise de parti pour le bien public, qui représente l’intérêt du plus grand nombre.

Vouloir le bien public, c’est combattre ceux qui s’y opposent, par la mise en avant des intérêts particuliers, la minorité, les riches, qui constituent des obstacles par rapport à la réalisation du but. C’est en fonction de ce but et de ces obstacles que Robespierre définit les principes du «  gouvernement révolutionnaire  »  :

«  en ayant en vue le but de la révolution, le terme où arriver  »,
et

«  les obstacles à surmonter, les moyens à utiliser  ».

On peut considérer ce gouvernement révolutionnaire du point de vue de son contenu et de sa forme.

–  Le contenu se rapporte au but  : faire valoir le salut du peuple, l’intérêt public. C’est par un tel contenu que se légitime le gouvernement révolutionnaire.

–  La forme est liée aux conditions de la lutte, aux obstacles qui doivent être surmontés  : guerre à l’intérieur, guerre à l’extérieur. La révolution n’est pas un jeu d’enfant, les principes d’angélisme ne correspondent pas aux conditions concrètes de la lutte.

«  La révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis.  »

«  Le gouvernement révolutionnaire a besoin d’une activité extraordinaire précisément parce qu’il est en guerre.  »

Il faut une liberté de mouvement suffisante, une «  activité extra-ordinaire  », pour fonder la république contre ses ennemis. Ce n’est que lorsque celle-ci est instaurée et consolidée, que l’on peut la conserver par une activité ordinaire. Instaurer la république, dans les conditions de la guerre (intérieure et extérieure), requiert que le faisceau des forces soit «  resserré  », que les forces qui s’opposent au bien du peuple soient jugulées.

On ne peut, dans les conditions d’une guerre à l’intérieur et à l’extérieur concilier les forces contraires, il faut trancher. Sous cet angle, le gouvernement révolutionnaire se présente comme alliance de la vertu et de la terreur.

–  La vertu peut être rapportée au contenu, à la finalité, de la lutte  : le salut du peuple, le bien public, qui confèrent leur légitimité au gouvernement révolutionnaire.

–  L’usage de la terreur contre les ennemis du bien public, n’est pas un but en soi, mais une forme momentanée de lutte pour atteindre les finalités posées, en fonction des conditions de la lutte.

Le contenu donne sa légitimité au gouvernement révolutionnaire, sa forme peut se révéler illégale. Mais cette illégalité de forme ne doit jamais selon Robespierre être confondue avec le but. La terreur contre les ennemis du bien public n’est pas le but. Et plus encore, si la terreur n’est plus liée à un contenu légitime, elle se pose tout à la fois comme illégale et illégitime. Elle prend dit Robespierre «  l’énergie d’un poison violent  ».

«  Plus son pouvoir est grand, plus son action est libre et rapide  ; plus il [le gouvernement révolutionnaire] doit être dirigé par la bonne foi. Le jour où il tombera dans des mains impures ou perfides, la liberté sera perdue  ; son nom deviendra le prétexte et l’excuse de la contre-révolution même  ; son énergie sera celle d’un poison violent.  »

Robespierre propose ici un critère universel d’analyse des formes politiques, révolutionnaires ou non. La légitimité d’un régime est à rapporter à son contenu social, non à sa seule forme ou à sa dénomination.

 

Pour conclure, on doit noter que les deux discours, celui de Robespierre et celui de Sieyès, présentent des éléments communs  :

–  Conception révolutionnaire d’instauration d’un droit politique légitime, par rapport à un contenu social, contre l’ordre ancien ou l’ordre établi.

–  Reconnaissance d’une lutte entre forces sociales aux intérêts opposés et volonté de trancher, faire prévaloir les intérêts généraux de la société, qui trouvent à s’exprimer dans une classe déterminée de la société, lors de périodes déterminées de l’histoire des formations sociales.

Les distinctions portent sur le fait qu’ils ne se positionnent pas au regard des mêmes moments de l’histoire, des mêmes visées sociales. Sieyès pose les conditions d’un gouvernement politique qu’il imagine à même de juguler les contradictions sociales de la société nouvelle (capitaliste) en voie de développement. Robespierre représente en quelque sorte le moment d’apogée dans l’affirmation d’un principe de légitimité fondé sur l’intérêt du peuple, et anticipe sur la création des conditions effectives de sa souveraineté. Selon Sylvain Maréchal, la condamnation de Robespierre peut être considérée comme la fin [provisoire  ?] d’une phase “avant-courrière d’une révolution bien plus radicale”. En ce sens, Robespierre se situe par rapport à l’avenir, tandis que Sieyès est, comme il le signale lui-même, encore rivé au présent.


ROBESPIERRE (Maximilien de), Textes choisis, Éditions sociales, 1974.

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