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SIEYÈS

 

La pensée de Sieyès est complexe, dans la mesure où coexistent en elle des principes qui correspondent à diverses étapes du processus révolutionnaire. En outre, au sein de sa pensée, les rapports entre facteurs économiques et politiques ne sont pas pleinement élucidés et théorisés. Selon les commentateurs, il peut ainsi se trouver tour à tour théoricien de la dictature de classe, représentant du libéralisme politique, ou théoricien du régime représentatif moderne, ou encore précurseur d’une conception technocratique du pouvoir. Ces différentes appréciations sont fondées dans la mesure où elles correspondent à divers stades du processus révolutionnaire. Toutefois, au cours des divers moments, un contenu unique se trouve en jeu  : la défense de la société d’échanges libres. Cette défense rend nécessaire dans un premier temps la mobilisation du peuple contre les vestiges du régime ancien, par la suite, une fois ces vestiges (les privilèges) abolis, il convient pour Sieyès de préconiser la mise en tutelle du peuple.

Qu’est-ce que le Tiers État  ? expose le moment où le compromis avec la noblesse tourne à l’affrontement, le moment où se proclame l’alliance nécessaire de ce que l’on pourrait nommer la classe bourgeoise avec le peuple.

«  On ne doit pas se le dissimuler  ; le garant de la liberté publique ne peut être que là où est la force réelle. Nous ne pouvons être libres qu’avec le peuple et par lui.  »

Dans d’autres textes –  pas toujours public  –Sieyès expose au contraire la nécessité de ne pas laisser jouer au peuple le rôle du souverain.


Comment Sieyès pense le rapport entre base économique et formes politiques

Sieyès, veut le triomphe de la société d’échanges libres contre la société d’ordres, il veut la libération des échanges. Une telle libération ne peut triompher que par une lutte entre forces sociales (classes) aux intérêts opposés, elle requiert que les formes politiques correspondent aux besoins de “liberté” des rapports économiques marchands. L’instance politique doit remplir un rôle à cet égard.

Pour Sieyès, comme pour Rousseau, la société, “l’état social”, ne résulte pas de processus spontanés, c’est «  un ouvrage libre  » issu d’une «  convention  » entre associés. Ouvrage, c’est-à-dire construction. Libre, c’est-à-dire non soumis à des règles pré-données. Issu d’une convention entre associés, c’est-à-dire ne ressortant pas tout établi du mouvement des échanges marchands. Si le point de départ, et le “moteur”, réside bien dans «  l’échange libre  », cet échange a besoin d’un cadre politique, qui lui permette de se “libérer” des carcans anciens.

Dans les rapports qui se développent “spontanément” entre les hommes, Sieyès distingue deux tendances  : Les relations entre «  nos semblables  » peuvent se poser comme «  moyens réciproques  » ou comme obstacles. Il faut par la pratique politique mettre en avant un “intérêt général”, (plus ou moins général) pour établir l’ordre souhaité (échanges libres), afin que des rapports (non désirés) entre hommes n’y mettent pas obstacle.

«  Une société ne peut avoir qu’un intérêt général. Il serait impossible d’établir l’ordre, si l’on prétendait marcher à plusieurs intérêts opposés. L’ordre social suppose nécessairement unité de but et concert des moyens.  »

La médiation politique est nécessaire pour passer de “l’état de nature” à “l’état social”. Il faut des conventions, des règles communes, une reconnaissance mutuelle des associés, une garantie sociale pour que les échanges se révèlent avantageux. Comme dans le Contrat social, il y a l’idée que l’aliénation de moyens particuliers permet en retour de recevoir les avantages qui découlent de l’association publique.


Souveraineté de la nation

Au moyen du concept de nation, Sieyès expose comment il conçoit les relations entre économie et politique. La nation est tout à la fois posée au niveau de la base économique et dans l’ordre politique. La nation est tout à la fois une “combinaison” des activités et des classes productives utiles (contre les classes stériles, les privilégiés) et le regroupement politique moderne des associés (contre le régime des ordres, des “états”). Si, sous le premier aspect (base économique), la nation ressort du mouvement des échanges libres, le second (ordre politique), se présente comme une élaboration construite qui doit satisfaire les besoins de la nouvelle “logique” économique (liberté des échanges).

Il convient à cet égard de considérer quelle place Sieyès confère au travail et à la division du travail dans sa société d’échanges libres. Pour lui, le travail est créateur de formes et de richesses. L’industrie transformatrice développe les forces productives et la richesse de la société. (Contrairement aux physiocrates, il ne privilégie pas la production agricole et la propriété foncière). Le travail ne se conçoit pas sans l’échange et sans la division du travail, facteurs de multiplication des richesses. La division du travail, la combinaison des travaux utiles, les échanges entre travaux, constituent une pièce essentielle dans le processus d’affranchissement des rapports féodaux. De même que le travail créateur utile s’oppose à la stérilité des classes privilégiées, la société d’échanges libres s’oppose à la société d’ordres. C’est le Tiers État qui représente les «  classes du travail  », «  co-productives  ». Ce sont ces classes qui soutiennent la société, non les classes stériles, privilégiées, qui la ruinent.

Le concept complet de nation combine ainsi facteurs économiques et politiques. La nation est tout à la fois la combinaison des classes utiles et leur établissement politique.

– En tant que combinaison des travaux utiles à la société, la nation tire d’elle-même sa propre légitimité. Elle est aussi le véritable tenant de la souveraineté. C’est elle qui détient le pouvoir constituant, pouvoir actif qui n’est pas lié au passé mais au présent des classes qui soutiennent la société nouvelle. Considérée ainsi, la nation pré-existe à son établissement politique.

«  La nation existe avant tout […] avant elle et au-dessus d’elle il n’y a que le droit naturel.  »

«  La nation seule peut vouloir pour elle-même et par conséquent se créer des lois.  »

Le principe de légitimité réside dans le contenu social de la nation, les activités utiles. Le caractère révolutionnaire est attaché à l’idée de nation détentrice du pouvoir constituant actif, contre tout ordre passé.

– La nation a besoin d’un «  établissement politique  » qui corresponde à son contenu social, contre tout ce qui n’est pas la nation  : les classes stériles. Un tel établissement doit s’édifier en fonction du schéma suivant  :

 

 

«  Le Tiers seul dira-t-on ne peut former les États Généraux – Eh  ! tant mieux, il composera une Assemblée Nationale.  »

La société doit être réorganisée en fonction de l’ordre commun, par une représentation nationale qui exclut les apanages de représentations, les représentations d’ordres, locales ou de corps.

Dans la première étape de la Révolution, lorsque la force du peuple se révèle nécessaire, et que celui-ci ne prétend pas aller au-delà des buts de la révolution bourgeoise, la nation est posée par Sieyès comme étant synonyme de peuple. La nation, ou le peuple, sont souverains. Le gouvernement est leur commis. L’idée de représentation égalitaire du nombre prévaut.

Sa conception se révèle toutefois moins univoque. S’il récuse les apanages de représentation (par la noblesse), il veut mettre en place la «  libre concurrence  » pour les fonctions publiques. Au sein de cette concurrence, les fonctions publiques échoient alors “naturellement” à la portion éclairée du Tiers État, aux «  classes disponibles  », qui sont seules à avoir une fortune suffisante pour être indépendantes, et ont assez de temps et de connaissances pour exercer le métier politique.


La représentation de la volonté

Sieyès distingue plusieurs étapes dans le mécanisme de représentation de la volonté.

Dans “l’état de nature” règne le jeu des volontés individuelles, il n’y a pas de représentation commune. Pour passer à la deuxième étape, “l’état social”, il faut comme Rousseau le projetait dans le Contrat social, unité de volonté, la représentation par conséquent doit être commune, chaque citoyen participant également à la formation de la volonté générale.

Dans une troisième étape, s’opère un «  détachement  » d’une portion de la volonté nationale, sous la forme d’une «  volonté représentative  ». Le peuple délègue ici la volonté souveraine (et pas seulement du pouvoir), à l’inverse du modèle de Rousseau. Ce sont les classes disponibles qui vont représenter la volonté souveraine, sans que soit posée, comme il en est le cas chez Rousseau, la nécessité “d’instituer le peuple”, en travaillant créer les conditions de développement de sa capacité politique. Le gouvernement se constitue en corps, tandis que les gouvernés (les classes populaires) doivent rester atomisés, et sous couvert de lutte contre les anciennes corporations, ne jamais pouvoir être constitués en corps politique.

«  Dans une société, il ne peut y avoir de corps que le corps gouvernant, lui seul est organisé pour cela, quant à la partie gouvernée, elle n’est qu’une collection d’individus.  »

«  L’ordre social exige […] de ne point laisser les simples citoyens se disposer en corporations.  »

D’abord posé comme ensemble unitaire, le Tiers État se divise en «  hommes disponibles  », savants, compétents, et en «  hommes de labeur  », ignorants. Le pouvoir ne paraît pas ainsi relever d’une classe, seulement du savoir, de la raison. Et si la notion de travail permettait de figurer l’unité des différentes fractions du Tiers État contre les privilégiés, la notion de division du travail, étendue à l’ordre politique, va permettre de légitimer l’accaparement du vouloir et du pouvoir par une classe.

Pour Sieyès, on l’a dit, les différents travaux entrent en relation par l’échange. La succession des échanges vaut pour signifier la représentation réciproque de tous les travaux les uns dans les autres. Comme il en est le cas dans l’échange marchand, A se représente dans B  ; B dans C  ; C dans A, etc.

«  Tous les rapports de citoyen à citoyen sont des rapports libres. L’un donne son temps ou sa marchandise, l’autre rend en échange son argent, il n’y a point de subordination mais un échange continuel.  »


Un gouvernement par les élites. Une conception “technocratique” de la politique

Il s’agit ici de l’échange de travaux particuliers. À côté de cette division des travaux productifs particuliers et de l’échange qui s’institue entre eux, Sieyès introduit un autre principe de division  : une forme d’échange entre les travaux directement productifs et un «  travail général de souveraineté  », ou “travail public”. Le travail public, au sein de la division générale du travail, va “représenter” toutes les activités particulières. Les activités particulières vont s’échanger contre une seule forme de travail, le travail public, réservé à une catégorie particulière adonnée au métier politique.

Les oppositions de classes sont posées comme distinctions de fonctions, de savoir. Le métier politique ne peut revenir qu’à ceux qui en ont les capacités. Et même la qualité de “représentable” (ceux qui peuvent déléguer leur volonté) doit se trouver limitée à une partie de la population.

La souveraineté et le pouvoir deviennent l’apanage des spécialistes en «  art social  », ceux qui savent les lois du mécanisme social.

«  Les lumières de la morale publique doivent paraître chez les hommes bien mieux placés pour saisir les rapports sociaux, et chez qui le ressort originel est moins communément brisé.  »

Les classes non disponibles (peuple rivé au travail et aux préoccupations de survie immédiate) sont selon Sieyès, étrangères à toute «  idée sociale  ». La majorité des hommes ne sont que des «  machines de travail  », «  multitude sans instruction et qu’un labeur forcé absorbe en entier  ». Pour régler «  le mécanisme social  », il faut des experts, non les hommes de cette «  multitude, qui, toujours enfant, considère le mécanisme social comme un joujou  ».

La reconstitution d’une division fixe entre gouvernants et gouvernés, d’une nouvelle hiérarchie sociale, s’impose alors dans le modèle de Sieyès.

«  Ne confondons point avec la supériorité absurde et chimérique qui est l’ouvrage des privilèges […] [et] cette supériorité légale qui suppose seulement des gouvernants et des gouvernés. Celle-ci est réelle  ; elle est nécessaire.  »

«  La seule hiérarchie nécessaire […] s’établit entre les agents de la souveraineté […] c’est là que se trouvent les vrais rapports d’inférieur à supérieur, parce que la machine publique ne peut se mouvoir qu’au moyen de cette correspondance.  »

Sieyès aboutit à l’idée d’un “gouvernement rationnel”, d’ordre technique, et non plus politique. Citons dans le même esprit la conception que Guizot se fera d’une «  souveraineté de la raison  ». La postérité sera longue. Bien que le principe de souveraineté du peuple puisse être reconnu dans les Constitutions, en pratique, son exclusion prévaut dans la pratique.

En résumé, Sieyès reconnaît une sorte de “lutte de classes”, tant que celle-ci concerne l’opposition Tiers État contre privilégiés, société d’échanges libres contre régime des ordres. L’identité peuple et nation se présente alors comme nécessaire pour imposer la «  société d’échanges libres  ».

Par la suite, Sieyès ne peut admettre l’existence d’une lutte des classes, dès lors que celle-ci opposerait le peuple aux riches. Les lois de la société marchande se présentent pour lui comme incontournables, elles se présentent, sous l’effigie de la nation, comme le véritable souverain. Seules les classes disponibles connaissent les lois de ce régime, et leur savoir doit être posé (imposé) comme seule science (légitime) du mécanisme social, excluant de la science tout ce qui porte atteinte aux conditions de maintien de ce régime. La souveraineté de la société marchande, exercée par ses commis, prend l’aspect d’un pouvoir rationnel. Il y a rupture des clauses, tacites ou expresses, du pacte social, ceux qui subissent la loi ne sont pas ceux qui la forment, il n’y a plus principe d’équivalence entre les droits et les devoirs.

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