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Stratégie et tactique dans la lutte des classes

Certaines organisations politiques imaginent que la lutte des classes populaires peut se mener au jour le jour, sans fixer un but à long terme (d’ordre historique), et sans analyser l’évolution des situations concrètes qui rapprochent ou éloignent de ce but. Il suffirait de crier : « luttons, luttons », (« tous ensemble » si possible et « en même temps ») pour remporter des victoires, ou pour cesser de reculer. Ou encore, il suffirait de dire « à bas le capitalisme », « vive la révolution », pour que l’horizon des classes populaires s’éclaircisse. Malheureusement, si on observe l’état des luttes réelles depuis plusieurs dizaines d’années, on s’aperçoit bien évidemment que cela ne suffit pas.

D’une part, parce que les classes qui veulent maintenir le régime capitaliste (ou pire encore celles qui veulent faire survivre partout dans le monde moderne des régimes féodaux ou même tribaux), ces classes réactionnaires élaborent en effet des tactiques face à la lutte des classes populaires, et en outre disposent d’un minimum d’orientations stratégiques. D’autre part, parce que si l’on veut atteindre un but, il faut bien connaître en quoi consiste ce but et les conditions qui permettent sa réalisation effective. Une condition essentielle pour ce faire est que l’ensemble de la lutte soit orientée au plan historique par les classes qui sont au cœur des contradictions du capitalisme, au premier chef par la classe ouvrière.

Pour orienter la lutte de classe vers son but historique, il faut ainsi disposer d’une visée stratégique capable d’orienter la succession des tactiques à mettre en œuvre, ceci en fonction des conditions réelles et selon les moments historiques. Pour cela, il faut analyser de façon claire ces conditions : de quelles forces de classes dispose-t-on, comment doivent-elles et peuvent-elles être mobilisées pour atteindre les objectif, à court terme et à long terme.

Aujourd’hui, on doit ainsi considérer que la situation est loin de ressembler aux périodes d’action offensives du prolétariat, comme c’était le cas par exemple en 1917. Les classes populaires se trouvent dans une situation de recul au plan de l’histoire. A certains égards, la situation actuelle présente quelques traits qui l’apparente aux périodes où se regroupaient des mouvements fascistes (qui rappelons-le ne se présentaient pas comme “de droite”). De plus, l’orientation générale des luttes populaires est prise en main par des classes relativement “protégées” et non par la classe ouvrière, comme c’était encore le cas il y a une quarantaine d’années. Cela ne signifie pas qu’il faille cesser de lutter, bien au contraire, mais cela contraint plus que jamais à avoir une orientation stratégique qui guide la succession des tactiques en tenant pleinement compte des conditions historiques réelles.

Si l’on compare la stratégie politique à la stratégie militaire, on peut ainsi percevoir que dans certaines conditions historiques, dans le cadre d’un recul ou d’une défaite de la classe ouvrière, la meilleure tactique pour ne pas perdre de vue le but stratégique c’est d’organiser la retraite en bon ordre, afin de récupérer des forces pour reprendre l’offensive quand les conditions seront réunies. La retraite en bon ordre est préférable à la débandade, la capitulation, mais aussi à l’assaut héroïque hors de ses conditions de possibilité, qui conduit immanquablement à détruire les forces populaires. (Toute l’histoire du mouvement ouvrier montre que les classes réactionnaires n’hésitent pas à inciter les classes populaires à des combats suicidaires quand elles savent que par ce moyen elles sapent toute possibilité de reconstitution de leurs forces [1].

Voilà pourquoi il est essentiel pour l’organisation politique de comprendre la question de la stratégie dans sa relation avec la succession des tactiques les mieux adaptées à chaque situation concrète.

Stratégie et tactique (définitions)

— La statégie s’inscrit dans le long terme, en posant un but historique, et en déterminant au besoin les étapes nécessaires pour atteindre ce but. Elle se préoccupe de la disposition des forces de classes, forces fondamentales et leurs réserves. La stratégie change chaque fois que la lutte des classes passe d’une étape à l’autre, restant elle-même inchangée, pour l’essentiel, tout au long d’une étape donnée. Elle a pour objet de fixer la direction de l’effort principal, en se basant sur une étape donnée de cette lutte, et d’élaborer, en tenant compte du but poursuivi, un plan approprié de la disposition des forces (force directrice fondamentale, réserves principales et secondaires). L’orientation stratégique permet de lutter pour la réalisation de ce plan tout au long de l’étape envisagée de la lutte ou de la révolution.

L’objet de la direction stratégique consiste à organiser ou réorganiser la force fondamentale pour pouvoir sur cette base utiliser judicieusement toutes les réserves afin d’atteindre le but de la lutte historique, à chaque étape donnée de son développement (ainsi il convient sans oublier le but, de savoir si l’on est dans une période d’avancée ou de recul du mouvement).

— La tactique est une partie de la stratégie, subordonnée à celle-ci et destinée à la servir. Elle s’inscrit dans le court terme, au sein des étapes déterminées par la stratégie. La tactique a pour objet de fixer la ligne de conduite des classes populaires pendant une période relativement courte, de flux ou de reflux du mouvement, de l’essor ou du déclin de la lutte, de travailler à l’application de cette ligne, en remplaçant quand il le faut les anciennes formes de lutte et d’organisation par de nouvelles.

Si la stratégie a pour but de remporter à terme la victoire historique pour les classes populaires, la tactique s’assigne des objectifs moins importants, car elle s’efforce de gagner non une victoire définitive, mais telle ou telle bataille, ou de permettre un repli en bon ordre pour préparer la une réorganisation des forces, une reprise de l’initiative.

La tactique change selon les flux et les reflux, tandis que le plan stratégique pour toute une période historique reste sans changement.

La direction tactique est une partie de la direction stratégique, subordonnée aux tâches et aux exigences de cette dernière. Son objet est d’assimiler toutes les formes de lutte et d’organisation et d’assurer leur utilisation judicieuse, afin d’obtenir, dans des conditions données, le maximum de résultats, nécessaires à la préparation du succès stratégique, permettant aussi de ne pas le perdre de vue même quand les obstacles et les difficultés s’accumulent. Pour l’utilisation judicieuse des formes de lutte et d’organisation des classes populaires, certaines conditions doivent être considérées comme principales :

— Il faut en tout premier lieu que la force fondamentale (la classe ouvrière à notre époque) soit organisée, de telle sorte qu’elle puisse effectivement orienter le mouvement d’ensemble de la société.

— Dans la mesure où cette classe a conquis, ou travaille à reconquérir l’initiative historique, il faut mettre au premier plan les formes de lutte et d’organisation correspondant au flux ou au reflux du mouvement d’ensemble.

— Il faut trouver à chaque moment, dans la chaîne des processus, le maillon particulier qui permet, si l’on s’en saisit, de tenir toute la chaîne et de maintenir coûte que coûte la visée stratégique.

— Il faut dégager la tâche immédiate dont la solution constitue le point central et dont l’accomplissement assurera la meilleure solution des problèmes à affronter.

La tactique s’occupe ainsi des formes de lutte et des formes d’organisation des classes populaires, de leur succession et de leur combinaison. La tactique peut varier à plusieurs reprises, selon les flux ou les reflux, selon l’essor ou le déclin de la lutte.

L’exemple du processus révolutionnaire en Russie (1903-1917) : étapes de la stratégie

Il est important de comprendre que le processus de la lutte de classe, au sens historique du terme, ne va pas toujours dans le sens révolutionnaire. On prendra cependant pour illustrer la relation entre stratégie et tactique, et bien que les conditions historiques dans lesquelles nous nous trouvons ne soient pas identiques, l’exemple d’une stratégie victorieuse : le processus révolutionnaire qui a conduit à l’instauration du régime socialiste soviétique en URSS.

Plusieurs étapes stratégiques peuvent être distinguées au cours de ce processus : quand une étape était franchie la stratégie changeait.

Lors de la première étape (de 1903 à février 1917), le but était de renverser l’autocratie tsariste dans l’Empire russe, et de liquider complètement les survivances moyennâgeuses (pré-capitalistes). La force fondamentale de la révolution était le prolétariat, la réserve immédiate, la paysannerie. L’effort principal tendait alors à isoler la bourgeoisie monarchiste libérale, qui cherchait à s’assurer l’appui de la paysannerie et à s’entendre avec le tsarisme. Le plan de disposition des forces consistait en une alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie, qui, dans le contexte russe de l’époque étaient des classes effectivement révolutionnaires.

Une fois les objectifs de la première étape atteints, le but stratégique n’était plus le même. On entrait dans la deuxième étape (de mars à octobre 1917). Il s’agissait dans ce nouveau contexte, de viser à abattre l’impérialisme en Russie et de sortir de la guerre impérialiste. La force fondamentale était toujours le prolétariat. La réserve immédiate était cette fois la paysannerie pauvre. Le plan de disposition des forces consistait donc en une alliance du prolétariat avec la paysannerie pauvre. Le prolétariat des pays voisins constituait une réserve potentielle. La guerre qui traînait en longueur et la crise générale qui affectait le capitalisme impérialiste, constituaient jusqu’à un certain point des conditions favorables (dans la mesure où le prolétariat était alors organisé). La direction de l’effort principal était d’isoler la démocratie petite bourgeoise qui cherchait à gagner la masse des paysans travailleurs et à interrompre le processus révolutionnaire par un compromis avec l’impérialisme.

La troisième étape commença après la révolution d’Octobre. Le but cette fois-ci était de consolider le pouvoir socialiste dans un seul pays, et de s’en servir comme point d’appui pour combattre le capitalisme dans tous les pays. La force fondamentale de la révolution était le pouvoir prolétarien en Union Soviétique et le mouvement révolutionnaire du prolétariat dans tous les pays. Les principales réserves étaient les masses de semi-prolétaires et les petits paysans dans les pays développés, le mouvement de libération dans les colonies et les pays dépendants. La direction de l’effort principal, consistait à isoler la démocratie petite-bourgeoise et ses organisations, qui constituaient le principal appui de la politique d’entente avec le régime capitaliste impérialiste. Le plan de disposition des forces consistait en une alliance de la révolution prolétarienne avec le mouvement de libération des colonies et des pays dépendants.

Les flux et les reflux du mouvement tactique

Tandis que durant la première étape de la révolution (de 1903 à février 1917), le plan stratégique est resté sans changement, la tactique s’est modifiée à plusieurs reprises.

Au cours de la période 1903-1905, la tactique du parti communiste (bolchevik) était offensive, car c’était le flux de la révolution, le mouvement révolutionnaire suivait une ligne ascendante, et c’est sur ce fait que la tactique devait se baser. En conséquence, les formes de lutte, elles aussi, étaient révolutionnaires et répondaient aux exigences du flux de la révolution : grèves politiques locales, manifestations politiques, grève politique générale. Les formes d’organisation, elles aussi, changeaient en rapport avec les formes de lutte : comités d’usine, comités de paysans révolutionnaires, comités de grève, Soviets de députés ouvriers.

Dans la période suivante de reflux (1907-1912), le Parti fut contraint de passer à une tactique de retraite, il y avait alors un déclin du mouvement révolutionnaire, et la tactique devait tenir compte de ce fait. En conséquence, les formes de lutte changèrent, de même que les formes d’organisation : au lieu du boycottage de la Douma (l’Assemblée), participation à celle-ci ; au lieu d’actions révolutionnaires extra-parlementaires déclarées, intervention et travail à l’Assemblée ; au lieu des grèves politiques générales, des grèves économiques partielles. Durant cette période, le Parti dût passer dans la clandestinité et les organisations révolutionnaires de masse furent remplacées par des organisations culturelles et d’éducation.

Au cours de la deuxième et troisième étapes de la révolution, la tactique changea des dizaines de fois, cependant que les plans stratégiques demeuraient inchangés.

Disposition des forces de classes et réserves directes et indirectes de la révolution

Pour ne pas se tromper de situation historique, il est utile de considérer quelles étaient les forces de classes effective dans ce processus révolutionnaire. La force fondamentale était alors le prolétariat, celui-ci était politiquement organisé, ce qui lui permettait de diriger l’ensemble du mouvement. Ce n’est que lorsque cette force fondamentale est dans les conditions de diriger le mouvement général, en relation avec le but stratégique, que l’on peut considérer la question des réserves de la révolution. Celles-ci peuvent être directes ou indirectes.

Les réserves directes étaient dans le cas de la révolution soviétique : la paysannerie et les couches intermédiaires, le prolétariat des pays voisins, le mouvement révolutionnaire dans les colonies et pays dépendants, les conquêtes et acquisitions de la dictature du prolétariat.

Toujours dans le cas de la révolution soviétique, les réserves indirectes étaient les contradictions entre classes bourgeoises du pays et les contradictions entre impérialistes, qui s’exposaient par les conflits et les guerres.

Pour utiliser judicieusement les réserves, et garantir une juste direction stratégique, il fallait remplir certaines conditions indispensables :

— S’assurer qu’existaient les forces fondamentales de classe (organisées) d’une révolution effective, visant l’instauration d’un régime socialiste, qu’elles étaient politiquement organisées et capables d’orienter le mouvement d’ensemble. Pour la période historique qui est la nôtre, cette force fondamentale est toujours la classe ouvrière, ou si l’on veut les classes prolétariennes, mais elle n’est pas actuellement organisée de façon à assumer vraiment le rôle directeur.

— Dans le cas de la révolution soviétique, cette force fondamentale organisée existait. Il fallait sur cette base concentrer les principales forces de la révolution au moment décisif sur le point le plus vulnérable de l’adversaire — par exemple, en octobre 1917, la guerre était ce point faible. Mais ceci parce que la révolution était déjà mûre, que l’offensive marchait “à toute vapeur”, que l’insurrection frappait à la porte et que le ralliement des réserves à l’avant-garde se présentait comme la condition décisive du succès.

— Il fallait en outre, bien choisir le moment pour porter le coup décisif, (ou déclencher un grand mouvement ou une insurrection). Ce moment était alors celui où la crise avait atteint son point culminant, et parce qu’une condition était remplie : l’avant-garde était prête à se battre jusqu’au bout, les réserves étaient prêtes à soutenir l’avant-garde, le désarroi était le plus fort dans les rangs de l’adversaire. Ne pas observer ces conditions aurait mené à une faute dangereuse qu’on appelle la « perte de cadence ». Il en est ainsi lorsque l’organisation retarde sur la marche du mouvement, ou au contraire le devance de trop loin, ce qui crée le danger d’un échec.

— La direction une fois adoptée devait être suivie sans défaillance au travers des difficultés et des complications de tout genre et de tout ordre sur le chemin conduisant au but, afin que l’avant-garde ne perde pas de vue le but essentiel de la lutte, et que les masses ne s’égarent pas en marchant vers ce but.

— Il fallait aussi avoir en tête, la nécessité de manœuvrer avec les réserves de façon à se replier en bon ordre (ceci lorsque les adversaires sont forts ou reprennent des forces), lorsque la retraite est inévitable, et qu’il serait désavantageux d’accepter la bataille que l’adversaire veut imposer. La retraite en bon ordre devenant dans ce cas l’unique moyen de soustraire l’avant-garde au coup qui la menace et de lui conserver ses réserves. Le but d’une telle stratégie étant de gagner du temps, de démoraliser l’adversaire et d’accumuler des forces pour ensuite repasser à l’offensive.

***

Sur la base de cet exemple, on peut comprendre que la question de la disposition effective des forces de classe dans un moment historique donné, en relation avec celle de la direction stratégique, et la succession et la combinaison des tactiques, sont des questions importantes. Faute d’une juste direction stratégique et tactique, les classes populaires ne peuvent remporter des victoires, ni même mettre un frein à l’aggravation de leur situation.

On peut aussi saisir la nécessité d’établir et rétablir une direction stratégique, et sur cette base de rétablir le rôle dirigeant de la classe ouvrière. Il ne faut pas pour autant reproduire des schémas tout faits qui correspondaient à d’autres conditions historiques. Ainsi, si l’on prétend lutter contre le capitalisme et pour la révolution, il convient de bien travailler à préciser quel est le but visé (quel régime social), quelles forces effectivement révolutionnaires existent aujourd’hui par rapport à ce but, de quelles réserves directes et indirectes dispose-t-on, enfin, et c’est essentiel quelles sont les conditions objectives réelles de la lutte.

Notes    (↵ Retourner au texte)

  1. 1. Profitant de l’absence de l’absence d’orientation stratégique, il peut même arriver dans une situation de crise, lorsque le mécontentement des classes populaires grandit, que des groupements politiques (agissant quant au fond dans l’intérêt de la bourgeoisie ou des classes réactionnaires du monde ancien), puissent, comme le fit le fascisme dans l’entre-deux guerres, se présenter comme étant les champions de l’anticapitalisme » et de la phrase révolutionnaire. La situation actuelle de crise peut certes amener à parler de la nécessité d’en finir avec le régime capitaliste, de révolutionner la société. Mais si l’on ne veut pas aller dans le mur, on doit alors se demander : existe-t-il aujourd’hui des conditions favorables à une véritable révolution de la base économique de la société, et les éléments d’une situation révolutionnaire (notamment du point de vue de la disposition des forces de classes). Faute de quoi, le « désir de révolution » risque fort de se retourner en son contraire, le fascisme.

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