Le capitalisme ne peut pas répondre aux besoins de la société
Le point de vue d’un socialiste : François Vidal (1846)
François Vidal (1812-1872), socialiste français non utopique, a participé à la révolution de 1848. Dans son ouvrage, De la répartition [1], paru en 1846, il opère une distinction entre les plans physiques et les plans “moraux” qui se combinent dans l’être humain, ce que faisaient beaucoup de philosophes et savants du xviie et du xxe siècles. De la même façon, il distingue les objets et les méthodes des sciences naturelles (la science physique par exemple), et, les sciences morales et politiques. Dans les sciences naturelles, on doit rechercher les déterminations, lois, pour l’essentiel indépendantes de la volonté humaine. Dans les sciences morales et politiques, il ne faut pas exclure les déterminations indépendantes de la volonté des hommes, mais on doit aussi rechercher tout ce qui dépend de la pratique humaine, la pensée, la volonté, l’action consciemment orientée vers une finalité.
À l’époque où écrit Vidal, la plupart des économistes considèrent, comme aujourd’hui, que la science économique est de même nature que les sciences physiques, déterminée par les seules lois du régime en place (le capitalisme), lois sur lesquelles les hommes ne peuvent avoir beaucoup de prise, si ce n’est à la marge. Pour Vidal et les théoriciens de la philosophie et de l’économie classiques, l’économie politique était au contraire conçue comme une science véritablement politique, se rapportant à la production de richesses socialement utiles pour la Cité (Polis). Elle devait se constituer pour répondre aux besoins des hommes réunis en société. Il s’agissait donc d’une science humaine particulière, non séparée des finalités politiques que s’assignent les hommes en société, donc faisant intervenir des principes moraux et de justice, la mise en avant d’un bien commun. Pour Vidal :
« L’erreur capitale des économistes, l’erreur mère et génératrice de toutes leurs erreurs [est] de toujours confondre l’économie, science morale avant tout avec les sciences physiques. »
Or,
« le monde moral diffère essentiellement du monde physique ».
Pour les économistes libéraux de l’époque — et c’est encore le cas aujourd’hui — l’économie est posée comme une science à part, qu’on doit séparer de tout ce qui touche aux lois qui régissent le monde proprement humain, le droit naturel, la morale, la politique. L’économie certes est bien une science de la richesse, mais elle ne doit s’intéresser qu’aux lois qui règlent spontanément la production et l’échange [marchand, capitaliste]. C’est pour eux une science « de pure observation », et les lois qu’on découvre sont posées comme des lois naturelles, comme dans les sciences naturelles. On doit ainsi laisser à leur mouvement involontaire les “lois” de l’économie [capitaliste] qui s’imposent à une époque donnée, comme si ce mouvement relevait de lois hors de l’histoire. Ils ne se préoccupent pas, comme le faisait Sismondi dès le début du xixe siècle, et comme le fera plus tard Marx, du caractère historiquement déterminé, non éternel, de la domination des “lois”, des contradictions structurelles qui sont à l’œuvre dans la base de l’économie capitaliste.
De ce fait, la pseudo science des libéraux, qui ne fait que refléter en idée les “lois” du capitalisme, se révèle incapable de comprendre la nécessité d’organiser l’économie sur une autre base. Elle ne peut, ni ne veut, développer une véritable connaissance de ce qui sous-tend ces “lois”, comprendre les causes de leurs effets néfastes (notamment les crises générales). On a pu constater, avec la nouvelle crise générale du capitalisme qui s’est révélée depuis 2008, du même type que celle de 1929, que la science des “économistes” avait été incapable d’en saisir l’ampleur et l’évolution.
Vidal reconnaît cependant qu’il existe des lois dans le monde humain, comme dans le monde physique. Toutefois,
« le mot loi a deux acceptions différentes […] il signifie tantôt les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses […] il désigne alors particulièrement les lois du monde physique et les lois naturelles ; et tantôt les règles établies par les hommes pour le gouvernement de leurs sociétés ».
Si toutes les lois étaient comme celles qui gouvernent la nature et le monde physique, les lois qui régissent le monde humain n’auraient pas plus bougé que la loi de la gravitation [sur la terre]. Il n’y aurait aucune différence entre les sociétés du passé et celles d’aujourd’hui.
Il faut ainsi distinguer entre deux catégories de lois :
« les lois nécessaires, générales, immuables, que nous ne pouvons modifier [et] et des faits contingents sur lesquels nous pouvons exercer une influence […], [c’est-à-dire] les lois particulières, que nous pouvons changer à notre gré, puisque ce sont des institutions humaines ».
Les économistes libéraux au contraire font comme si les lois actuelles de l’économie [capitalisme : salariat, libre concurrence] étaient des lois naturelles, sur lesquelles nous ne pourrions d’aucune façon agir.
On voit qu’entre la conception des économistes libéraux et celle de Vidal, il y a opposition au regard des buts assignés à l’économie. Selon Vidal une véritable science de l’économie (ou économie politique) doit d’abord se poser comme science de ce qui est socialement utile aux hommes. Elle doit en premier lieu étudier les besoins physiques des hommes, chercher les moyens d’en assurer la complète satisfaction, conformément aux « principes de l’utilité générale et de la justice distributive ». Il définit par là les principes de base d’une économie socialiste, capable de résoudre les contradictions de l’économie capitaliste.
Centrée sur les besoins physiques des hommes, l’économie ainsi conçue ne nie pas leurs besoins moraux et intellectuels. Il s’agit seulement de considérer que la satisfaction des besoins physiques est la condition nécessaire de tout développement intellectuel et moral.
La satisfaction des besoins humains et sociaux est le but premier, la production, l’échange et la répartition sont les moyens. La science de l’économie devrait être la science du développement des richesses utiles en vue de satisfaire les besoins humains. La science des économistes libéraux au contraire n’a pas pour objet premier la satisfaction des besoins humains et l’utilité sociale, elle ne se préoccupe pas davantage de la juste répartition des richesses produites par le travail humain. Ce qui l’intéresse en premier, c’est seulement la production de valeurs en vue de l’échange pour des profits privés, ce qui conduit au principe de “régulation” par la concurrence, le laisser faire, comme lois souveraines. Du point de vue des sciences de l’homme, des sciences des sociétés humaines, la science libérale de l’économie est ainsi pour Vidal une « science sans objet et sans but ».
Un régime social tel que le capitalisme, qui vise d’abord « le gain », ne permet pas que les hommes développent par leur travail des richesses capables de satisfaire leurs besoins et ceux de la société, besoins qui selon Vidal, évoluent selon les temps, les circonstances, les phases de civilisation, le développement des forces de la production.
Comment poser le rapport entre la production des richesses et leur répartition
Les moyens pour satisfaire les besoins physiques des hommes sont appelés richesses. Il existe des richesses naturelles (gratuites), qui n’ont pas été créées par le travail des hommes (l’air que l’on respire par exemple), mais la plupart des richesses ont été produites par le travail humain. La source principales de la richesse est donc le travail et l’industrie des hommes : le travail de la terre, de l’industrie, au moyen des instruments de production, qui eux aussi sont un produit de l’industrie humaine.
« Le travail devient directement ou indirectement la source de toute richesse. »
Les richesses, on l’a dit, sont d’abord être destinées à satisfaire les besoins physiques des hommes. Une partie des richesses produites est consommée directement, ou utilisée comme moyens pour produire et étendre la production, car celle-ci en effet doit se renouveler.
« Il faut donc qu’il y ait une production incessante pour renouveler constamment la provision de richesses consommables » (agriculture, industrie).
Il faut que tous les travailleurs puissent consommer les richesses qu’ils ont produites, ce qui suppose une répartition équitable : que chacun puisse échanger les produits de son travail contre les fruits d’un autre travail (tout en réservant une part pour la production de richesses futures) et pour les besoins sociaux généraux. Il faut donc « proportionner la production aux besoins généraux », trouver un principe d’équilibre général entre production et consommation (ce qui évite les crises de surproduction liées à la primauté de la recherche du profit et la concurrence des intérêts privés).
Si l’on cesse de subordonner l’économie au libre jeu de la concurrence et des intérêts privés en lutte, un équilibre peut être établi entre production et consommation. Dès lors la société ne se trouve plus périodiquement soumise aux crises. Cet équilibre toutefois ne peut résulter du laisser faire, du mouvement involontaire des “lois” de l’économie libérale [capitaliste].
« Il est évident que cet équilibre général ne saurait s’établir de lui-même et par la seule force des choses. »
De là la « nécessité d’une organisation et d’une direction » de l’ensemble de la production sociale, dans une nation, une société donnée. En subordonnant l’économie à une finalité sociale, François Vidal pose la possibilité de résoudre les contradictions du capitalisme, en imposant à l’économie une finalité d’abord sociale. Ce qui implique la nécessité de transformer la base économique de la société, d’instaurer un autre mode de production, un régime vraiment social (socialiste) de production.
« On ne peut violer les lois générales de l’économie », [mais] on peut changer le mode de production ».
Vidal développe ainsi, avant Marx et les marxistes, les principes d’une économie réellement socialiste et l’idée d’une organisation d’ensemble de la production (planification) se posant pour objet premier de satisfaire les besoins sociaux.
L’anarchie de la production dans le mode de production capitaliste
Pour Vidal, la fausse science des économistes, ne peut pas permettre de proportionner la production aux besoins, elle ne peut établir un juste rapport entre la production des richesses et leur répartition. Les lois de l’économie livrées à elles-mêmes (c’est-à-dire à “la force des choses” des intérêts en concurrence) provoquent des effets désastreux dont les crises constituent les symptômes les plus visibles. Ces “lois” condamnent aussi les hommes à ne même plus pouvoir « vivre de leur travail », les privant de leur dignité, des conditions d’une vie proprement humaine.
« Il n’y a ni dignité, ni moralité, ni indépendance, possibles, pour l’homme qui n’a pas d’existence garantie, qui n’est pas assuré de pouvoir toujours gagner par son travail de quoi suffire aux besoins de la vie. »
Les “lois” de la science des économistes, se résument ainsi à ce que Vidal nomme « les lois générales du désordre et de l’anarchie ». Leur science se résume à la devise : il faut laisser faire les mécanismes involontaires [ce que l’on nommerait aujourd’hui “le marché” ]. Cette fausse science n’a nul moyen d’orienter le cours de l’économie, d’établir un « équilibre général », « proportionner les moyens au but ». La concurrence rend tout équilibre impossible entre production et consommation, elle décuple l’anarchie générale.
La science des économistes est donc une science incapable de prévision à long terme, donc inutile. Cette science prend les intérêts individuels (privés), et la concurrence qu’ils engendrent, comme « régulateur suprême de toutes choses ». Or ce libre mouvement des intérêts n’est que la « lutte acharnée de tous les intérêts », la « concurrence impitoyable », qui conduisent au « désordre absolu », qui détruisent les fondements de la société, en tant que forme d’association entre les hommes.
« […] Dans chacun de nos semblables, au lieu de voir un membre de la société, un associé, nous ne voyons plus qu’un concurrent ou un ennemi, un consommateur auquel il faut vendre le plus cher possible, un producteur auquel il ne faut acheter qu’au rabais, et dans tous les cas un adversaire auquel il faut absolument dicter la loi pour ne pas être forcé de la subir, [toute la vie] n’est autre chose qu’un débat continu d’intérêts, une lutte continue, une guerre incessante, où toutes les mauvaises passions sont perpétuellement mises en jeu et surexcitées, où chacun est contraint de combattre sans pitié […] pour son existence même et pour l’existence de ses enfants. »
On ne peut violer les lois générales de la production, mais on peut modifier le mode de production et de répartition
François Vidal ne conteste pas le fait qu’il existe des lois très générales de l’économie, dans toutes les formations humaines. Celles-ci s’imposaient dans l’Antiquité comme elles s’imposent aujourd’hui. On ne peut violer ces lois générales, dit-il, mais les êtres humains peuvent instituer des lois particulières afin de changer le « mode de production ».
Quelles sont les lois générales de l’économie que l’on ne peut violer ? En tout premier lieu : pour qu’il y ait consommation, il faut d’abord qu’il y ait eu production.
« On ne peut consommer sans moyens de consommation, c’est-à-dire sans production préalable ».
« On ne peut consommer sans anéantir les richesses produites »
Il faut donc sans cesse renouveler la production, de façon simple ou élargie.
En second lieu, on ne peut pas répartir, redistribuer des richesses, si celles-ci n’ont pas été produites.
« Nous ne pouvons pas plus [que ne le pouvaient les Romains], produire [et reproduire] sans fonds de terre, sans capitaux, sans travail ; mais ce que nous pouvons très bien modifier et ce que nous avons modifié, ce sont les institutions humaines, c’est le mode de production et le mode de répartition, c’est l’organisation du travail, c’est enfin tout le système économique. »
En quoi consiste le changement à opérer dans le « mode de production » ?
« Concluons de tout ceci que, si l’homme ne peut faire que la production ne soit pas la production, la consommation la consommation, il peut du moins, à l’aide d’une combinaison mieux entendue des forces et des activités augmenter le richesse générale ».
Ceci, en fonction d’un but d’utilité sociale, par l’association des travailleurs, et non en fonction d’un but de profit privé.
« [L’homme] peut, à l’aide d’un système d’organisation et d’association, proportionner les produits aux besoins, et faire participer tout homme aux richesses produites : il n’y a rien d’impossible. Les travailleurs ont été esclaves, serfs, apprentis, compagnons, salariés ; ils pourraient bien devenir un jour associés. L’industrie a été monopolisée, réglementée ; elle est aujourd’hui en pleine anarchie ; elle pourrait bien être un jour organisée.
« En se conformant aux lois de la physique et de la mécanique, un mécanicien peut construire une machine tout à fait différente des machines connues. En se conformant aux lois générales de l’économie, on peut de même combiner [les éléments pour un autre régime économique]. Mais suffirait-il au mécanicien, pour inventer sa machine, d’observer, de recueillir des faits, puis de laisser faire les forces naturelles ? Eh ! non, sans doute : il faut encore qu’il trouve le moyen d’utiliser ces forces, qu’il invente sa machine. — Il ne peut dira-t-on, aller contre les lois de l’élasticité, de la pesanteur, de la dilatation, etc. — d’accord ; mais il s’agit de tirer parti de ces lois, et non de les violer ; et c’est précisément en cela que consiste l’art du mécanicien. »
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Pourquoi alors les hommes n’adoptent-ils pas le principe d’une économie vraiment sociale, socialiste, comme le préconisait Vidal ? On doit considérer à cet égard que des intérêts humains particuliers (de classe) sont en jeu dans la société, que les hommes qui ne sont pas des choses inertes, ni toujours guidés par la raison, n’agissent pas tous pour le bien commun. Les classes qui sont bénéficiaires, directement ou indirectement, du régime économique en place, le capitalisme, ne veulent pas opérer un changement dans « le mode de production ». Ce changement du « mode de production et de répartition » ne peut se réaliser que par l’action des classes qui sont à la source de la production des richesses sociales, celles qui pâtissent aussi au premier chef des méfaits du régime capitaliste. C’est pourquoi les travailleurs doivent s’associer pour prendre en mains la direction de la société et faire advenir le nouveau mode de production et de répartition.
Au sens historique du terme, c’est cela la lutte des classes. Depuis deux siècles au moins elle est en cours, avec de grandes phases de progrès et de grandes phases de recul. Alors que le capitalisme montre aujourd’hui, par ses crises destructrices et ses guerres, qu’il est devenu historiquement illégitime, la relève est à l’ordre du jour.
- 1. Une réédition de l’ouvrage a été proposée en 2013 par les Éditions Inclinaison.↵