Comment on définit le peuple selon la place qu’on lui accorde en politique
En guise d’introduction, deux définitions du mot peuple :
1 — « Communauté à la fois raciale et linguistique qui a maintenu sa particularité existentielle, ses traditions et son esprit propre, malgré les bouleversements de l’histoire ».
2 — « Un peuple n’est pas un rassemblement quelconque d’hommes, c’est le rassemblement d’une multitude d’individus, qui se sont associés en vertu d’un accord sur le droit et d’une communauté d’intérêts ».
Plus de deux millénaires séparent ces deux définitions. Si l’on sait que la première fut proposée par un politiste en 1965 [1], et la seconde environ soixante ans avant notre ère [2], ne peut-on s’interroger sur la modernité relative de l’une par rapport à l’autre, modernité que peut contredire la chronologie.
Deux questions méritent d’être posées.
De ces deux définitions, laquelle se révèle à même de donner sens aux notions de république et de démocratie, conférer au peuple le statut de sujet politique ? Et selon laquelle de ces définitions tend-on aujourd’hui à conformer le peuple ? Veut-on développer sa capacité souveraine ou l’assujettir à un destin ? Il faut pour cela comprendre que la qualité de sujet politique [3] souverain, se fonde sur une capacité (potentialité) à se diriger, non “par d’autres”, mais par soi-même, pour soi-même, par conséquent d’une capacité à définir et faire prévaloir les grandes orientations de la vie de la Cité.
La possibilité pour un peuple de se poser en sujet politique suppose ainsi qu’il soit institué en sujet dans le champ proprement politique. Faute d’une telle institution, on ne peut reconnaître au peuple aucun “existence” politique, si ce n’est en effigie. Il n’y a qu’une “multitude”, incapable de tenir le rôle du sujet, le nom de peuple est usurpé. Le peuple-communauté consigné dans une “identité”, dont l’unité se maintiendrait en fonction d’une spécificité originelle, ne se trouve pas plus à même de tenir un tel rôle. Il n’est que l’expression d’une fusion communautaire imaginaire, hors de sa propre production historique, ne pouvant déployer la qualité de sujet libre et souverain.
La propension à circonscrire la notion de peuple dans le champ de l’identité, du culturel, voire de l’ethnique, du communautaire, contre l’idée d’un peuple politiquement institué, est relativement récente dans le cadre de la formation historique française, propension qui touche plus particulièrement la littérature courante ou de spécialité [4]. Jusqu’à une époque récente, les figures du peuple, que celui-ci soit positivement ou négativement connoté, étaient principalement inscrites dans le registre politique ou social. Dans le registre de la philosophie politique classique, le peuple était distingué de la multitude, il n’était véritablement institué ou constitué en peuple, que réuni par un principe d’ordre politique, lui conférant une unité, une cohérence. Le peuple institué désignait la partie active, indispensable de la société, ayant vocation à devenir le souverain. Nombre de textes littéraires situaient cependant le peuple du côté de l’ignorance, de la soumission à l’immédiat, du dérèglement, sans pour autant qu’il soit assigné à une identité ethnique ou culturelle. Le peuple était la multitude ignorante, soumise à ses passions, ou, de façon plus neutre, placé au bas de la hiérarchie sociale.
Depuis quelques décennies, la prédominance des figures, sociales et politiques, décline au profit d’acceptions “identitaires”. Ces remobilisations du mot peuple, ou des peuples au pluriel, ne témoignent pas d’un souci de (re)donner toute sa place au peuple dans le jeu politique. Il s’agit d’inciter les “peuples” à concentrer leurs efforts pour la conquête d’identités improbables contre les droits politiques et sociaux. En opposant les peuples définis par des “identités” au peuple politiquement et historiquement institué, c’est aussi le peuple au sens social qu’on efface de la scène. Et cela n’est pas sans incidence sur les luttes menées.
Quand le peuple était identifié aux travailleurs, ou quand les termes prolétaires, classe ouvrière, jouaient comme doublets sémantiques, l’unité du peuple relevait du social et du politique, contre des conditions d’exploitation et d’oppression communes. L’antagonisme ne pouvait alors pas passer entre peuples, entre “communautés”, mais entre classes, groupes sociaux. Le fait que la lutte se déroulât au sein de formations nationales, n’excluait nullement, sans nier les spécificités historiques de chacune d’elles, des relations entre peuples de différentes nations, une certaine conception de l’internationalisme. Il n’en est pas de même pour les peuples définis par une “identité” irréductible, leur pseudo unité tend ici à prendre la forme de la lutte entre “peuples”, entre “communautés”.
- 1. Julien FREUND, l’Essence du politique, Paris, Sirey, 1965.↵
- 2. CICÉRON, la République.↵
- 3. Le mot sujet en français peut valoir pour signifier l’assujettissement à un autre (les sujets d’un roi), mais aussi un “être”, support d’attributs ou d’actions.↵
- 4. Cet usage “culturel” du mot peuple, se présente rarement si l’on interroge les “citoyens ordinaires”, comme l’a établi Bruno Pouly. Les figures sociales, historiques et politiques ou para-politiques étant largement dominantes. Ces figures positionnent le peuple dans le champ politique et social, autour des notions de pauvreté, de travail, de groupement, d’ordre commun, de lois, de volonté, de territorialité. Voir Bruno POULY, « Représentations contemporaines du peuple », in Figures du peuple, CSH, 2001.↵