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La contradiction fondamentale du capitalisme

Cet article présente des difficultés. Ceux qui souhaitent progresser dans sa compréhension peuvent entrer en contact avec Germinal – Union de lutte des classes populaires.

On peut caractériser la contradiction fondamentale du mode de production capitaliste de différentes façons. Cela ne ressort pas d’un simple débat d’idées, car il en découle des implications politiques. Cela touche à la question de la possibilité ou de l’impossibilité de “réformer” ou “moraliser” le capitalisme ; à la question des fondements économiques sur lesquels peut s’édifier, ou non, un mode de production effectivement socialiste ; à la question des classes sociales qui y ont “intérêt” et à celles qui finalement préfèrent le capitalisme ;  et par conséquent à la question des classes qui sont capables de lutter pour une vraie révolution sociale et sont capables d’en diriger la réalisation ; enfin à la question de la “disposition des forces de classes” nécessaires pour y parvenir, et dans quelles conditions.

En bref, en fonction de la définition que l’on donne de la contradiction fondamentale du capitalisme, on peut déterminer qui, historiquement, quelle classe a vraiment intérêt à mettre fin à ce mode de production, et édifier le socialisme, et quelles classes ont intérêt à maintenir le fondement du capitalisme tout en prétendant le “réformer”. Qu’en est-il, où en est-on à cet égard dans la conjoncture actuelle  ?

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Comment les socialistes historiques et Marx ont analysé la contradiction fondamentale du capitalisme  ?

Les grands économistes du XVIII e siècle, les Quesnay, Adam Smith, Turgot, etc. avaient, bien avant Marx, mis au jour le mouvement d’ensemble du mode de production capitaliste (cycle production, circulation, reproduction). C’est sur ce socle théorique que Marx a construit son œuvre majeure le Capital. Dès le premier chapitre, «  la Marchandise  », Marx, insiste sur le fait que c’est sur la base de la «  forme élémentaire de la richesse  », la “forme marchandise”, que se développent «  dans les sociétés où règne le mode capitaliste de production  », les autres “formes” contradictoires caractérisant le cycle d’ensemble du capital [1].

«  [Dans les sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste], l’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse sera par conséquent le point de départ de nos recherches  ».

Ce faisant, Marx, tout en reconnaissant les apports théoriques des économistes classiques qui l’ont précédé, met en évidence la limite de ces apports, limite qui tient en ce qu’ils présupposaient un déroulement harmonieux du cycle capitaliste, sous l’empire d’une “main invisible [2] ”, capable de réguler le jeu des intérêts particuliers, de sorte qu’ils concourent de façon immanente à la richesse et au bien commun des nations.

Ce postulat d’harmonie avait été remis en question bien avant Marx, par la pratique d’abord, dans la théorie ensuite. Quelques années après la survenue de la première grande crise moderne du mode capitaliste de production (1816), une “critique de l’économie politique” fut en effet engagée par Sismondi dès 1819. Il fut parmi les premiers, à mettre en évidence l’engendrement des diverses contradictions destructrices du régime capitaliste sur la base de la “matrice” que recèle déjà la “forme” marchande de la production et des échanges, “germe” de toutes les autres contradictions.

L’apport théorique de Sismondi a été souligné par Marx dans le Capital.

«  Sismondi a [la conviction] intime que la production capitaliste est en contradiction avec elle-même ; que par ses formes et ses conditions elle pousse au développement effréné de la force productive et de la richesse […] ; que les contradictions entre valeur d’usage et valeur d’échange, marchandise et argent, achat et vente, production et consommation, capital et travail salarié, etc., ne font que s’accentuer à mesure que la force productive se développe.  »

Si Marx a pu énoncer à propos de Sismondi quelques réserves, celles-ci ne portaient pas pour l’essentiel sur son analyse d’ensemble du mode capitaliste et de ses contradictions, mais sur les moyens qu’il avait pu envisager pour y porter solution. Les premiers socialistes français non utopiques, parmi ceux qui reprennent pour partie les analyses de Sismondi, s’attacheront eux aussi à mettre au jour de telles contradictions, ce que l’un d’entre eux François Vidal, pouvait en 1846 nommer «  l’anarchie sociale de la production  » dans «  la société fondée sur l’économie capitaliste  ».

«  Chose étrange que cette société fondée sur l’économie capitaliste  ! Elle est en capacité de développer des richesses suffisantes pour assurer les besoins de l’ensemble de la population, et elle se trouve en même temps aux prises avec ce qui semble une fatalité   : l’anarchie sociale de la production, l’affrontement “libre” et destructeur entre les divers intérêts particuliers.  »

Ces socialistes français qui théorisent les “lois” anarchiques du capitalisme, avant la révolution de 1848, portaient plus spécialement la critique sur les effets du laisser-faire, du libre jeu des intérêts particuliers et de la libre concurrence, à la source de cette “anarchie sociale”. Pour eux, seule une réorganisation de la base économique de la société, en fonction d’une finalité véritablement “sociale”, ne reposant plus sur un fondement capitaliste, mais sur les besoins généraux de la population, se présentait comme à même de mettre fin à cette anarchie et à ses effets destructeurs. 

Quelques années plus tard, en 1847-48, Marx et Engels, dans le Manifeste du parti communiste, font eux aussi état de “l’anarchie”, ou de “l’absurdité” que recèlent ce qu’ils nomment «  les conditions bourgeoises de la production  », ou «  régime de la production moderne  », formulations qui correspondent plus ou moins à ce que Vidal nommait déjà «  l’économie capitaliste  ». Pour ce dernier, ce qui est au fondement de ces «  conditions bourgeoises de production et d’échange  » n’est pas encore pleinement établi au plan théorique, comme il l’était chez Sismondi, et le sera plus tard dans le Capital.

Dans le Manifeste (Marx-Engels), il est plutôt fait état de la contradiction entre forces productives et rapports de production, en sachant que cette contradiction s’applique plus ou moins à tous les “modes de production”, et pas seulement au capitalisme. Il faut noter que ces notions et formulations du Manifeste concernant le capitalisme ne s’inscrivent pas encore dans un cadre conceptuel construit, tel qu’il sera exposé plus tard par Marx dans le Capital.

La contradiction entre caractère social des forces productives et caractère privé des rapports de production, se manifeste au plan social, selon les auteurs, comme antagonisme entre classes. Selon une formulation célèbre du Manifeste, parfois travestie[3], il en découlait que «  l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes  ». Le passage de «  l’organisation féodale  » au «  régime de la production moderne [capitalisme], résultait ainsi de la distorsion (non correspondance) entre l’essor des forces productives et les entraves (chaînes) que lui opposait «  l’organisation féodale  » de la production, ou le «  régime féodal de propriété  ». 

Comment se présente dans le Manifeste du parti communiste la contradiction fondamentale du capitalisme  ?

Il faut rappeler que la contradiction fondamentale entre forces productives et rapports de production est valable pour tous les modes de production, mais elle présente des spécificités dans le capitalisme.

Comme il en était le cas pour les théoriciens socialistes, eux aussi préoccupés des conditions “capitalistes” de la production et des échanges, dans le Manifeste, les «  conditions bourgeoises de la production  », sont dans un premier temps rapportées à la «  libre concurrence  ». Celle-ci aurait libéré les forces productives en brisant les chaînes de «  l’organisation féodale  ». Toutefois, au sein du capitalisme, la contradiction entre forces productives et rapports de production se serait reproduite sous une forme nouvelle. Les rapports sociaux restés fondés sur la propriété privée des moyens de production seraient entrés en opposition avec la forme nouvelle de la production, devenue sociale. Ces rapports dès lors auraient à leur tour constitué des entraves à l’essor des forces productives. Cette contradiction serait à l’origine des manifestations de désordre qui minent le mouvement interne du capitalisme et conduisent aux crises périodiques, crises générales qui affectent toute la société [4], et menacent à terme l’existence même de la classe bourgeoise et sa domination. Cette analyse somme toute est toujours d’actualité.

«  Les conditions bourgeoises de production et d’échange, le régime bourgeois de la propriété, la société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d’échange, ressemble au magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a évoquées. Depuis des dizaines d’années, l’histoire de l’industrie et du commerce n’est autre chose que l’histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports modernes de production, contre le régime de propriété qui conditionnent l’existence de la bourgeoisie et sa domination. Il suffit de mentionner les crises commerciales qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l’existence de la société bourgeoise. Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui, à tout autre époque eut semblé une absurdité, s’abat sur la société – l’épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentané ; on dirait qu’une famine, une guerre d’extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance ; l’industrie et le commerce semblent anéantis.  »

«  Les forces productives […] sont devenues trop puissantes pour celle-ci, qui alors leur fait obstacle ; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l’existence de la propriété bourgeoise. Le système [capitaliste] est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées en son sein.  »

«  Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises  ? D’un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives ; de l’autre en conquérant de nouveaux marchés et, en exploitant plus à fond les anciens. À quoi cela aboutit-il  ? À préparer des crises plus générales et à diminuer les moyens de les prévenir.  »

Ici encore, on le voit, cette analyse est toujours d’actualité.

Les contradictions du mode capitaliste de production sont ainsi dans le Manifeste, rapportées à deux types de déterminations   :

– D’une part, contradiction entre développement de forces productives devenues sociales, et, régime de propriété demeuré privé (contradiction qui s’expose pour partie encore de façon “descriptive”).

– D’autre part, dans un registre plus théorique  : prise en compte des «  conditions [générales] de production et d’échange  », telles qu’elles confèrent au régime marchand capitaliste une forme spécifique. 

C’est le premier type de détermination (contradiction entre forces productives et rapports de production) qu’Engels mettra principalement en œuvre dans le chapitre «  Notions théoriques  » de son ouvrage Anti Dühring (1876), sans tenir vraiment compte des nouveaux apports théoriques contenus dans le Capital.

La contradiction fondamentale du capitalisme dans le Capital de Marx

Marx pour sa part, dans son ouvrage théorique majeur, le Capital, établit, en filiation avec les analyses de Sismondi, que c’est sur la base du “noyau” (ou “matrice”), sur lesquels s’édifie le mouvement immanent du capitalisme, que l’on peut rendre compte des formes contradictoires de développement du procès de production et de circulation du capital. Ce “noyau” se trouve déjà contenu dans la forme élémentaire de la richesse dans le régime marchand, de par la “forme marchandise” que prennent les produits du travail, et la finalité qu’elle recèle en germe. C’est sur la base de ce sous-bassement théorique qu’on peut comprendre les déterminations de «  l’anarchie sociale de la production  » dans le capitalisme, et ses différentes manifestations.

La contradiction que recèle in ovo (dans l’œuf) la “forme marchandise” n’aboutit pas toutefois à «  l’anarchie de la production  » dans le mode d’échange marchand simple. Cette «  anarchie  » se développe lorsque le mode marchand simple se transforme en mode capitaliste de production.

À noter que la logique de cette “matrice” contradictoire, et la finalité qu’elle implique, avaient déjà été entrevues par Aristote. Celui-ci avait mis en lumière le double caractère que recèle la forme marchandise des biens produits en vue de la recherche de profit. Il posait que dans le mode marchand, deux finalités distinctes, deux «  formes d’acquisition  », pouvaient être poursuivies lorsque l’on produit des biens  : acquisition de richesses en vue d’un but utile ; acquisition de la richesse en tant que telle (en argent), ce qui pour lui relevait de la chrématistique. 

«  Pour toutes les deux [formes d’acquisition], les biens servent au même usage, mais non dans le même but.  »

«  Chaque objet de propriété a deux usages qui tous deux appartiennent à cet objet, comme tel, mais non pas de la même manière   : l’un est propre à l’objet, l’autre ne l’est pas  ; une chaussure par exemple, peut être soit portée soit échangée [celui qui échange une chaussure avec un autre qui en a besoin, contre de la monnaie ou de la nourriture se sert de la chaussure en tant que chaussure, mais non selon son usage normal, puisqu’elle n’a pas été faite pour l’échange 5.  »

«  Au regard de la finalité poursuivie, les arts qui visent principalement une fin utile n’ont pas de limite pour la production de leur fin, mais ne sont pas illimités quant aux moyens pour l’atteindre, puisque cette fin constitue pour tous une limite.  »

«  Il n’en est pas de même de l’art chrématistique (art des “affaires”) qui vise l’acquisition de la richesse (sous forme argent) pour elle-même, et par conséquent n’a pas de limite, car cette fin est justement la richesse, telle qu’elle a été définie, et l’acquisition d’argent.  »

C’est sur la base de cette forme générique d’acquisition, illimitée au regard de son but en richesse argent (ou richesse sous forme capital) que peut se déployer «  l’anarchie sociale de la production  ».

Au regard des deux finalités déjà posées par Aristote, les marxistes parleront, d’un côté, de recherche du profit, et du profit maximum (pour le capitalisme) ; et de l’autre, de recherche de la satisfaction des besoins sociaux (pour le socialisme), en sachant qu’on ne peut passer de l’un à l’autre sans bouleverser les fondements économiques du régime capitaliste, sa contradiction essentielle.

On examinera dans de prochains articles ce qui découle de cette contradiction, notamment les crises, mais aussi les classes sociales et leur capacité, ou leur incapacité à pouvoir orienter l’ensemble des luttes sociales pour supprimer effectivement cette contradiction.

*****

«  La véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même. Voici en quoi elle consiste  : le capital et son expansion apparaissent comme le point de départ et le terme, comme le mobile et le but de la production ; la production est uniquement production pour le capital, au lieu que les instruments de production soient des moyens pour un épanouissement toujours plus intense du processus de la vie pour la société des producteurs. Les limites dans lesquelles peuvent uniquement se mouvoir la conservation et la croissance de la valeur du capital […], ces limites entrent continuellement en conflit avec les méthodes de production que le capital doit employer pour ses fins et qui tendent vers l’accroissement illimité de la production, vers la production comme une fin en soi, vers le développement absolu de la productivité sociale du travail. Le moyen –  le développement illimité des forces productives de la société  –  entre en conflit permanent avec le but limité, la mise en valeur du capital existant. Si le mode de production capitaliste est, par conséquent, un moyen historique de développer la puissance matérielle de la production et de créer un marché mondial approprié, il est en même temps la contradiction permanente entre cette mission historique et les conditions correspondantes de la production sociale.  »

Le Capital, Livre III. Œuvres II, Économie II,

p. 1032. Éditions la Pléiade.

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Notes    (↵ Retourner au texte)
  1. 1. Le Capital, «  La marchandise et la monnaie  », chapitre premier «  La marchandise  ».
  2. 2. Les commentateurs ont parfois interprété la métaphore de la «  main invisible  » de façon restrictive. Pour Adam Smith, il ne s’agit pas tout à fait d’une harmonie pré-établie, plutôt du fait que les “lois” du marché, en relation avec le mouvement des intérêts individuels, conduiraient à un résultat inattendu  : l’intérêt général.
  3. 3. Contrairement à une idée reçue, la formulation «  la lutte de classes est le moteur de l’histoire  » ne se trouve pas dans le texte de la version française. La phrase qui figure dans le texte est  : «  L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes  ». La lutte de classes dans l’histoire s’applique ici à toute société, non à tout groupement humain, plus spécialement au sein des formations archaïques qui ne “font” pas encore société.
  4. 4. Au début du XVIII e siècle, en France, alors que le capitalisme apparaissait déjà comme mode de production et d’échange en gestation, Montchrestien, grand économiste de l’époque, avait déjà dénoncé le chaos qui pouvait affecter le régime marchand. Il écrivait, en s’adressant au Roi  : «  Le plus royal exercice que peuvent prendre vos Majestés, c’est de ramener à l’ordre ce qui s’est détraqué, de régler et distinguer les arts [les industries, les productions] tombés en une monstrueuse confusion, de rétablir les négoces et commerces discontinués et troublés depuis longtemps. Si vous pouvez tirer ces trois points du Chaos où ils sont mélangés pêle-mêle et leur donner une forme convenable, vantez-vous alors d’avoir fait un grand œuvre.  »

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