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Fin du droit international et imposition d’un ordre mondial impérial *

 

Bien que le droit international soit toujours invoqué plus spécialement à propos du conflit russo-ukrainien, le processus de déconstitution du droit international est depuis longtemps engagé, au profit de ce qu’on pourrait nommer un droit mondial de forme impériale. Sans même évoquer ici la négation de ce droit au profit d’interventions armées du “monde libre” sur des États souverains, de «  droit d’ingérence  », de «  droits humanitaires  » supérieurs, ce processus s’est révélé au grand jour à l’occasion de l’intervention de l’OTAN en République de Yougoslavie en 1999. Comme si les grandes puissances “occidentales”, maîtresses du jeu mondial, semblaient toujours décider arbitrairement du contenu du droit qui leur convient, pour l’imposer au reste du monde, sans que le contenu d’un droit international effectif ne puisse leur être opposé (plus spécialement depuis la fin d’un pôle socialiste dans le monde).


De l’état de droit à l’état de fait

Historiquement, le droit international se présentait comme un droit élaboré entre puissances égales, mises sur le même plan, quelles que soient leurs puissances relatives. Les relations entre États devaient s’établir dans un cadre convenu, réglé, aux termes d’accords négociés, consentis protocolairement. Ce socle de relations réciproques constituait un élément de référence entre nations. Ce droit mettait fin, du moins formellement, au non droit marqué par l’oppression des États les plus forts sur les États les plus faibles. Il n’admettait pas le droit “d’ingérence” que s’attribuaient des puissances majeures sur des État tiers.

Balbutiant jusqu’au XVIe siècle, le droit international s’est élaboré lorsque des États nationaux se sont formés et ont pu affirmer institutionnellement leur souveraineté, leur indépendance, s’engageant à assurer la sécurité des personnes et des biens de leurs nationaux. Après la Première Guerre mondiale et la Révolution soviétique, l’institutionnalisation de ce droit au plan mondial trouva les conditions pour se mettre en place. Une instance de concertation internationale obligatoire fut instituée, médiation raisonnée en cas de conflits, ceci au sein de ce qui fut dénommé la Société des Nations (l’intitulé n’étant pas sans importance).

En 1941, au cours de la Seconde Guerre mondiale, un «  système de sécurité générale établi sur des bases les plus larges  » (que celles de la SDN) fut projeté, notamment à l’instigation de Roosevelt et Churchill. La dénomination retenue est ici encore significative, le terme de nation est mis en avant, dans la terminologie d’une Organisation des Nations Unies. La déclaration de cette organisation des Nations Unies fut affirmée en janvier 1942, suivie par la déclaration de Moscou en 1943, les conférences de Dumbarton-Oaks en 1944 et de Yalta en 1945, qui marquent les étapes préparatoires à la Conférence de San Francisco qui en 1945, aboutit à la signature de la Charte des Nations Unies. Les pays de l’ONU s’engagent à unir leurs forces pour maintenir la sécurité et la paix internationale. L’ONU institue aussi une structure de médiation entre États.

La Charte de l’ONU n’est pas une constitution cosmopolite, indique John Rosenthal1. C’est un traité, qui présuppose donc la liberté d’action – ou en d’autres termes la souveraineté des États qui en sont parties prenantes. Cette institution de droit international existe et pose formellement la question du droit, dans un contexte différent de celui de l’entre-deux-guerres, dans une situation historique où il n’est plus possible de concevoir les relations entre les nations, sans instances et sans droit international institué.

En 1999 pourtant, l’OTAN va déployer sa force de frappe sur le sol souverain de la République fédérale de Yougoslavie, au motif de mettre un terme à l’oppression que feraient peser les Serbes sur la minorité dite “albanaise” de la province du Kosovo. Bien que la Yougoslavie n’ait pas violé le droit international, qu’elle ait prétendu défendre «  son intégrité territoriale contre des mouvements sécessionnistes (Kosovar)  », l’opération se fait avec l’approbation de ce qui est nommé «  la communauté internationale  ».

L’attaque de l’OTAN se trouve justifiée par Vaclav Havel, alors dirigeant de la République tchèque  :

«  [Elle] n’est pas advenue comme un acte d’agression irresponsable ou comme un outrage au droit international. Elle procède au contraire du respect d’une loi qui se situe plus haut que celle qui protège la souveraineté des États. […] Tandis que l’État est une création humaine, les êtres humains sont la création de Dieu.  »

Mais qui décide du contenu de la volonté de Dieu  ? Il est intéressant de noter, comme le fait John Rosenthal, que le principe idéologique “spontané” selon lequel  : “contre la dictature tout est permis” était déjà énoncé avant l’attaque de l’OTAN et sous une forme plus sophistiquée par les deux philosophes politiques les plus célébrés d’Europe et des États-Unis, c’est-à-dire respectivement Jürgen Habermas et John Rawls. Rawls dans le Droit des gens (1993) [écrit]  :

«  Les sociétés respectueuses du droit existent dans l’état de nature vis-à-vis des régimes hors-la-loi  ».

Quant à Habermas il proclame, dans une veine similaire bien que plus contournée  :

«  Dans la mesure où des valeurs universalistes orientent une population accoutumée à de libres institutions, et définissent aussi la politique extérieure, une communauté politique républicaine n’agit pas plus pacifiquement en général, mais les guerres qu’elle mène ont un caractère différent. La politique étrangère de l’État change en accord avec la motivation de ses citoyens. Le déploiement de ses forces militaires n’est plus exclusivement déterminé par une raison d’État essentiellement particulariste mais aussi par le désir de promouvoir l’extension internationale d’États et de gouvernements non autoritaires.  »

[L’attaque de l’OTAN contre la Yougoslavie représente en ce sens] «  un bond en avant sur le chemin qui va du droit international des États […] jusqu’au droit cosmopolite de la société civile mondiale  ».


De l’état de fait au “nouveau” droit international

Le “nouveau” droit international s’établit ainsi par et sur le fait accompli, d’où découlent des “rapports inter étatiques”, c’est-à-dire d’États supposés jusqu’ici avoir existé entre eux à “l’état de nature”. Ces rapports s’imposent aux États, hors de tout cadre préalablement établi, promulgué et reconnu.

Les bases de ce “droit” nouveau s’établissent en fonction de formes elles aussi “nouvelles”, se posant selon les cas comme droit au territoire, droit religieux, droit humain, droit divin, droit humanitaire, “droits collectifs” des peuples ethniques, droit à l’identité, droit culturel, droit de mener une guerre au nom de la civilisation, droit de renverser un régime qualifié pour ce faire de dictature. Ce “nouveau” droit mondial balaie, ouvertement, et sur un large spectre, à grande échelle, le politique et les règles juridiques entre nations du monde. Il devient ainsi apparemment légitime, écrit John Rosenthal, que  :

«  les “communautés politiques républicaines” satisfassent leur “désir” par l’usage de la force contre les gouvernements autoritaires.  »

Dans ce cas de figure, ce “nouveau” droit mondial empiète sur la compétence des cours nationales. Il détruit l’ancien ordre international, c’est en cela qu’il est “nouveau”. Il isole les États, neutralise leur capacité de résistance, passe au-dessus des institutions internationales reconnues.

Établissant un parallèle qu’on peut récuser, avec une situation historique antérieure, John Rosenthal précise encore à ce propos  : c’est entre le milieu et la fin des années 30 que les théoriciens nazis du droit commencèrent à promouvoir une telle “rénovation” du droit international. Peu de temps après l’occupation allemande et le démembrement de la Tchécoslovaquie, Carl Schmitt célébrait la réussite de ses collègues (et de lui-même) à cet égard  :

«  La science allemande du droit international, écrivait-il, a lancé une initiative très significative au cours des dernières années, afin de transformer le droit international d’un simple ordre inter-étatique [zwischenstaatlichen Ordnung] en un droit authentique des peuples [Recht der Völker]  ».

En substituant les peuples (“ethno-culturels”) aux nations et États historiquement constitués, on sapait déjà les fondements des institutions souveraines. Il poursuit  :

«  La notion de droit international sans États souverains est aussi peu cohérente que celle de droit civil sans personnes libres. Si tant est que le droit existe, il faut qu’il y ait des sujets du droit, formellement autonomes les uns vis-à-vis des autres et dont les droits et obligations soient précisément codifiés par le droit. Si les sujets autonomes du droit international ne sont pas les États, qui sont-ils  ? S’ils sont supposés être des individus, comme dans le droit civil, alors nous ne parlons pas en fait de droit international mais plutôt d’un droit cosmopolite dans lequel se dissoudraient les droits nationaux particuliers.  »


Sous le “nouveau droit”, des repartages en cours  ?

En débordant un peu sur le propos de John Rosenthal, on peut inférer de ce qui précède que les puissances du “camp occidental” sont parvenues, durablement ou non, à faire régner un ordre “nouveau” sur le monde, ordre qui ne reconnaît plus les formations historiques en États et le principe d’égalité des nations. Dans ce contexte d’anarchie, l’universelle compétence de l’ONU «  fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses membres  » est escamotée, l’institution internationale, parce qu’elle peut mettre en œuvre des mécanismes de médiation, d’interposition, de recours et de surveillance, est neutralisée et en voie de coma annoncé. Les puissances de ce “camp” s’arrogent un droit d’ingérence qu’elles appliquent au cas par cas, en fonction de légitimations de divers ordres, prétendument éthiques, qui recouvrent des motifs factuels moins honorables, ne visant pas à faire triompher le droit commun de l’humanité, ni même à protéger réellement les “minorités”.

Comme par le passé, cette déconstitution du droit, va de pair avec les manœuvres d’intimidation, les ultimatums, les agressions, qui accompagnent les processus de repartage du monde. Depuis 1945, les États-Unis semblent avoir régné plus ou moins seuls sur le “monde libre”, maintenant ce que l’on a nommé une ère de “stabilité hégémonique”, sans trop s’embarrasser des droits souverains des nations. Ce qui est sinon nouveau, du moins marque un tournant historique, c’est le contexte mondial ouvert après l’achèvement de la dissolution du “camp” socialiste. Le ciment de l’unité (relative) des différentes puissances mondiales contre l’ennemi commun, l’Union soviétique, a disparu. Dès lors, les rivalités, sous-jacentes pendant toute une période, se donnent libre cours, en un jeu complexe d’alliances, de marchandages et de provocations. Ces rivalités, masquées par l’existence d’une coopération formelle au sein de l’OTAN et de divers organismes économiques et politiques, ne sont-elles pas maintenant devenues l’élément contradictoire principal qui permet de rendre compte des divers événements se déroulant de façon apparemment dispersée à la surface du globe  ?


 

* Cette contribution reprend pour partie un article paru dans les Cahiers pour l’Analyse concrète, n° 49-50, 2003, «  Compte-rendu d’un article de John Rosenthal  ».

 

1. John Rosenthal, «  Nouveau droit international ou absence de droit international.  », Recherches internationales, mars-juin 2000, n° 60-61

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