En « temps d’orage » et de guerre civile. La souveraineté, axe constitutif de la république. L’analyse de Jean Bodin (1530-1596)
La période actuelle en France est marquée par des processus de division, qui ne relèvent pas vraiment d’une lutte historique de classes, mais plutôt du « chacun pour soi » et de la lutte de « tous contre tous », pour défendre des intérêts catégoriels ou communautaristes, les uns et les autres s’efforçant de tirer la couverture à soi, sans souci de l’intérêt public. Il peut sembler aujourd’hui que l’unité de la nation, garante d’un minimum de bien commun, soit compromise, voire en voie de déconstitution.
En dépit de conditions historiques fondamentalement différentes, cette situation s’apparente par certains aspects à celle de la France du XVI e siècle, siècle au cours duquel le pays se trouve en proie à des guerres étrangères et des divisions violentes : guerres de religion, prédominance d’intérêts et de luttes régressives de clans féodaux historiquement en déroute, corps et catégories visant à l’auto-administration pour des biens et privilèges particuliers. Le tout attisé par des puissances extérieures : guerres et conflits avec les États pontificaux, avec l’Empire germanique, en alliance avec des Ligues et seigneurs féodaux, dont les prétentions avaient été réduites et qui tentent de se reconstituer en unités plus ou moins autonomes.
La désagrégation paraît alors l’emporter sur le courant d’unification.
C’est dans ce contexte que Jean Bodin (1530-1596) publie en 1576 les Six Livres de la République, qui dressent les contours d’un cadre politique capable de réaliser l’unification de la formation nationale, cadre dont il expose les caractères essentiels sous le mot de République. Ce mot est à comprendre dans son sens étymologique de « chose publique », principe de cohésion contre les intérêts partiels en lutte, qui portent à la dissociation. Qu’il s’agisse d’un État populaire ou d’une monarchie, on considère qu’il y a république si le bien public prévaut pour toute la société.
Jean Bodin est né à Angers sous le règne de François 1er. Membre du groupe des « politiques » ou « mécontents » (avec Michel de l’Hospital), il est partisan de l’unité de l’État, au-dessus des divisions religieuses, et contre le « partage du pouvoir » aux ligues et féodalités. Ses Six Livres constituent une réponse aux critiques du pouvoir souverain, (notamment le Contr’un de La Boétie). Son œuvre prépare en quelque sorte le triomphe d’Henri IV. On a pu dire qu’elle marquait la volonté de « mettre le pays dans une situation conforme à son génie » 1.
Les Six Livres sont une œuvre polémique, écrite « en temps d’orage ». Ils sont centrés sur les fondements d’une puissance cohésive, capable de remédier à l’affaiblissement du royaume et à « l’anarchie du temps ». L’ouvrage est écrit en langue populaire. Trente-sept éditions seront proposées de 1576 à 1641, puis il connaîtra une éclipse lorsque ses principes seront pour l’essentiel réalisés.
Connaître la forme essentielle des choses pour pouvoir les transformer
Les Six Livres sont le fruit d’une élaboration théorique qui comprend deux moments : l’observation des faits avant de proposer les contours d’un cadre politique unificateur, en restant dans le domaine du possible historique, dont Bodin recherche les éléments directeurs.
Il n’existe selon lui « rien de fortuit dans le monde », on doit donc chercher la cause profonde des changements qui se produisent dans la société, et pour cela définir la structure fondamentale des choses. Pour connaître les principes qui font l’unité des républiques, il ne faut donc pas s’arrêter aux « accidents », mais à la forme essentielle des choses, la connaissance, la science, sont à ce prix.
« Ne pas s’arrêter aux accidents innumérables, mais bien aux différences essentielles et formelles. Autrement on tombe dans un Labyrinthe infini qui ne reçoit pas le nom de science. »
Dans ce but, Bodin prend en compte les principes universels qui ont donné forme à toutes les sociétés connues, leurs éléments communs et distinctifs, qui exposent quelle est la finalité de la république (recherche et maintien du bien public) et ses formes de réalisation. La connaissance a un objectif pratique. Si l’on produit une définition théorique de la république, on peut parvenir à réaliser le but que l’on se fixe, car l’on sait où l’on doit arriver.
« Pour bien viser la cible, il faut la connaître, sinon on ne peut l’atteindre. »
Outre les principes universels, il faut ainsi connaître les conditions dans lesquelles se trouve la société particulière, pour laquelle on vise un but déterminé. En continuité avec la philosophie d’Aristote, Bodin affirme la relation nécessaire entre la « forme » d’une chose et sa finalité. La « forme » doit correspondre le mieux possible à une « matière » donnée, c’est-à-dire la formation historique française. La république en ce sens devra correspondre à l’état de développement réel (essentiel) de cette formation, même s’il s’agit d’anticiper sa réalisation effective. Il ne s’agit pas en effet pour Bodin de figurer « une république en idée » « sans effet » – comme le font les philosophies de Platon ou de More – mais d’adapter la pratique politique aux conditions réelles dans l’espace et dans le temps. C’est en fonction de cette conception que Bodin pose la relation entre vouloir et pouvoir, entre « ce que l’on veut » et « ce que l’on peut » :
« Bonheur : pouvoir ce qu’on veut. Grandeur : vouloir ce qu’on peut. »
La conception de la grandeur historique selon Bodin peut sans doute être mise en perspective avec celle d’un De Gaulle. La suite de l’histoire lui a donné raison. Il a voulu le possible et contribué à le former. Et cela, même si à l’époque de la plus grande division et de la dislocation du processus d’unification, nul doute que par moments, il lui soit arrivé de douter de son possible achèvement.
L’unité de la République et le principe de souveraineté
Ce qui fait « l’âme » de la République, son unité, selon Bodin, son principe constitutif essentiel est la Souveraineté. La notion de souveraineté ne peut être comprise par la seule référence à la puissance. Elle est rapportée à la finalité de la république qui donne les conditions de formation d’un cadre unitaire commun à tous les citoyens. L’unité, pour se trouver fondée, suppose en effet la constitution d’un cadre commun, qui constitue un « être » à part entière. L’unité de la république ne résulte pas d’une “communauté” originaire, de race, de culture, plus ou moins fantasmée, mais d’un processus de construction, de « formation », c’est-à-dire de l’institution d’une « forme » permettant la réunion d’éléments jusqu’alors plus ou moins informes et disjoints. “L’appartenance” passive à une “origine” ou “culture”, sans pratique de construction volontaire, qui aurait fictivement préexisté à l’association des citoyens dans la république, ne peut maintenir l’unité. L’unité ne peut pas plus d’ailleurs résulter de la violence ou de la coercition.
Pour faire comprendre la nécessité de ce travail de construction, Bodin use d’une analogie – rapport de “similitude” – entre la république et un navire, analogie plus juste et plus parlante que celle de l’organisme pour rendre compte d’une unité construite d’ordre politique (non « naturelle »).
« Tout ainsi que le navire n’est plus que bois, sans forme de vaisseau, quand la quille, qui soutient les côstes, la proue, la poupe, le tillac, sont ôtés : aussi la République sans puissance souveraine, qui unit tous les membres et parties d’icelle, et tous les ménages, et collèges en un corps, n’est plus République. Et sans sortir de la similitude, tout ainsi que le navire peut être démembré en plusieurs pièces et brûlé du tout : aussi le peuple peut être écarté en plusieurs endroits, ou du tout éteint, encore que la ville demeure en son entier : car ce n’est pas la ville ni les personnes qui font la cité, mais l’union d’un peuple sous [un principe souverain]. »
Comme la quille pour le navire, la puissance souveraine confère une forme unitaire aux divers éléments de construction de la république qui, par là se constitue en « être », en « un » : principe d’unité et d’indivisibilité. Il ne s’agit pas de l’unité et de l’indivisibilité d’un être naturel, comme l’est par exemple un être humain ou un être animal, mais d’un « être par construction ». Par sa construction, la république dotée de capacité souveraine acquiert la maîtrise sur elle-même, elle n’est pas dépendante d’autres puissances, assujettie. La souveraineté est le pivot, dit Bodin, sur lequel tournent toutes les parties, elle fait « union du peuple », par « union et liaison des familles, corps et collèges et tous les particuliers en corps parfait de république ».
La forme « Une » donnée par le principe souverain est plus ou moins « bonne », apte à assurer et maintenir l’unité, ceci en fonction des conditions sociales et historiques, mais même les « mauvaises formes » sont préférables à l’absence de toute forme, qui est l’anarchie, la destruction de tout principe d’unité. Que le peuple en soit ou non dépositaire, la puissance souveraine, confère la « forme », le « cadre » nécessaire de l’unification. La conservation de l’unité dépend toutefois d’autres conditions sur lesquelles Bodin s’attarde : mise en avant du bien public, justice en conformité avec le droit naturel, loi commune, principe minimum d’égalité.
La constitution et le maintien des républiques ne découlent nullement de conditions “naturelles”, d’une présumée “homogénéité » de la population ou d’une “identité” originelle. Bodin précise par ailleurs que “l’unité” ne signifie pas “unisson”, le “discord” peut contribuer à forger l’unité, afin de « dégager la vérité du bien public ».
Conditions de conservation des républiques et de leur possible naufrage : Une théorie concrète
La théorie de Bodin peut sembler un schéma idéal qui ne correspond en rien aux données de la situation. Au moment où Bodin publie les Six Livres de la République, le royaume de France se trouve en effet en situation périlleuse. Et, comme aujourd’hui, le « navire de la république », n’a pas « le vent en poupe », ni « le vent agréable, où l’on n’a à penser qu’à jouir d’un repos ferme et assuré ». Dans ces conditions de péril, la nécessité est à l’action plus qu’aux idées pures, qu’à la contemplation, au rêve utopique. Ce que Bodin reconnaît. Si la finalité ultime que les hommes doivent s’assigner est la contemplation, ce n’est que le septième jour, écrit-il, que celle-ci est possible, car « les six premiers jours ont été assurés ». Pour la conservation de la république, l’heure est donc à l’action, mais pas en agissant « n’importe comment », sans s’assurer des moyens de réussir.
Lorsque « l’orage a tourmenté le vaisseau de la république avec violence, tous ensemble (capitaine, équipage, passagers) courent le même danger, et doivent se prêter la main afin de parvenir au « bon port de salut ». Il ne faut rien attendre des ennemis en terre ferme qui prennent plaisir au naufrage de notre république ».
Pour tenir compte du but que l’on s’assigne, il est indispensable de considérer des données qui concernent « l’état universel des républiques », mais aussi les données particulières et la nature des liens formés par chaque peuple. Le bon architecte, dit Bodin, accommode son bâtiment « à la matière qu’il trouve sur les lieux ». Pour former une république, il convient ainsi de s’accommoder du « naturel des sujets », sans s’appesantir sur des données supposées immuables (on pourrait dire identitaires) du « caractère des peuples ». Les « différences d’humeur » ne tiennent pas à un « mélange des peuples ». Le peuple se construit politiquement, indépendamment des “origines” des parties qui le composent. Ce sont les lois, les coutumes, et tout ce qui “nourrit” [forme] les peuples au sein de la république qui sont à même de changer le « naturel » des peuples, comme le signale la formule : « Nourriture passe nature » [prévaut sur la nature].
Pour Bodin, le facteur politique est primordial pour la formation et la conservation des républiques. Les républiques n’ont pas d’existence prédéterminée, immuable avant d’être construites, elles ne sont pas non plus éternelles. Elles naissent, se développent, fleurissent, changent, elles peuvent tomber en décadence, puis en ruine, et ceci dépend en grande partie de leurs principes de construction. Même florissante en beauté, la république vieillit, comme si elle était « sujette au torrent fluide de la nature ». Les républiques peuvent tomber de leur propre pesanteur, du vieillissement, ou de « maladies internes », ou encore par la violence des ennemis. Toutefois une république, ayant « pris son commencement », si elle est bien fondée, peut s’assurer contre la force extérieure et contre les maladies intérieures, et peu à peu croître en puissance. La politique consiste à viser à sa conservation, sans ignorer que l’État florissant ne peut être toujours de longue durée, comme tout ce qui ressort de la variété des choses humaines, et qu’il faut parfois rebâtir ce qui a été détruit ou altéré.
En fonction des conditions [historiques et sociales, politiques], les républiques se forment et se modifient en raison de causes enchaînées dépendant les unes des autres, qu’elles se présentent comme d’ordre « naturel » ou « divin », ou par volonté des hommes, libre ou forcée. Si certaines causes échappent au pouvoir des hommes, il en est d’autres contre lesquelles on peut agir, celles qui « n’emportent pas nécessité ». Par la connaissance des causes, la prévoyance, la capacité de tirer des enseignements de l’expérience, la sagesse politique permet d’aller jusqu’à un certain point contre le cours naturel des choses.
Conditions d’unification du peuple vs Facteurs de déconstitution des républiques
Pour se constituer et durer, la république doit être tournée au bien public :
« Ce n’est pas république s’il n’y a rien de public. »
Il faut qu’il y ait « quelque chose de commun et de public ». Il faut dans tous les cas « mettre en avant la conservation du bien public ». Et si, pour Bodin, « la raison naturelle veut que le public soit préféré aux particuliers, et que les sujets relâchent […] leurs biens pour le salut de la république », il ne s’agit pas de tout rendre « commun », supprimer tout bien propre.
Le fondement solide à la république tient à sa fin principale, les principes qui constituent et maintiennent son unité et son indépendance. Conformément à l’étymologie, on l’a vu, la notion d’unité, ne repose pas sur l’origine ou l’homogénéité, l’unité du peuple repose sur un accord entre les parties. Ce n’est pas la ville, ni les personnes qui font la cité, mais l’union d’un peuple sous puissance souveraine. La puissance souveraine qui fait « union et liaison des familles, corps et collèges et tous les particuliers en corps parfait de république » 2, crée les conditions de faire l’unité du peuple, qu’elle institue en peuple politique, capable à terme d’occuper le pouvoir souverain. Le peuple n’est véritablement peuple que par cette forme (unitaire) de « corps » politique que lui confère la république. Faute de cette forme qui l’unit, il perd sa capacité souveraine, et comme le navire, une fois détruite sa forme construite, il n’est plus qu’une multitude, un simple agrégat, un amas fortuit de morceaux épars.
Dans un cadre unitaire souverain, c’est en respectant la finalité du bien public que les conditions sont créées pour limiter les divisions du corps du peuple. Les divisions portent à la constitution de factions, qui elles-mêmes portent à la décadence et la ruine des républiques. Les causes de la ruine pour Bodin sont avant tout d’ordre interne. Bodin ne néglige pas pour autant les facteurs extérieurs : les puissances étrangères qui tirent profit des conflits internes, afin d’affaiblir ou détruire l’État 3.
L’unité entre les sujets ou citoyens associés par rapport à une même finalité, ne signifie pas pour Bodin « unisson ». La république peut admettre des désaccords, ou « discords », qui n’attentent pas à son unité, et peuvent même la favoriser. « La conservation du monde dépend de la contrariété qui est dans tout l’univers », indique-t-il. Le corps humain lui-même est en proie à des humeurs contraires et cela sert sa conservation. Il peut y avoir « discordant accord » et la vérité du bien public se découvre par « avis contraire ».
Si les raisons pour l’accord se font en référence au corps humain (la solidarité des fonctions empêchant la guerre des organes), les raisons pour le discord, sont qu’il peut favoriser, dans certaines conditions, le débat pour l’utilité publique, par la défense du bien par les vertueux – même minoritaires. Le discord permet de « contrôler les mauvais par les bons ».
En revanche, le discord qui aboutit à la constitution de grandes factions, doit être combattu, d’autant qu’il favorise la conquête extérieure et avantage les ennemis. La constitution de factions est dangereuse en toutes sortes de république. Brandissant les « flammèches de la jalousie », les factieux attisent les passions particulières, allumant partout « le grand feu de la sédition », au grand profit des puissances ennemies.
Pour que les désaccords puissent se maintenir dans les limites de l’accord général, qu’elles ne se structurent pas en divisions, puis en factions, le maintien des conditions qui favorisent l’unité est essentiel. La force peut être requise pour réprimer les séditions, mais elle ne constitue pas un moyen durable pour assurer l’unité. La justice est supérieure à la force, et si la force, en cas de péril, n’est pas dans tous les cas exclue, elle conduit à la désunion si elle n’est pas fondée sur la justice. Armée de force, l’injustice en effet « développe les passions violentes », nourrit « les semences de la guerre civile », « les racines de la sédition », qui rendent les républiques mortelles.
La plus belle forteresse d’une république ne ressort pas ainsi de l’usage de la force, mais du soutien des sujets. Et celui-ci, on l’a vu, repose toujours sur la mise en avant du bien public, de la justice, de lois publiques conformes au droit naturel, et d’une certaine égalisation des conditions entre sujets ou citoyens. C’est par ces principes : bien public, lois communes, justice, que l’on maintient les sujets ou citoyens en bonne paix et amitié.
Les lois publiques et communes peuvent unir parce qu’elles sont à égale distance de tous. Elles touchent tous les sujets ou citoyens en général, ce qui n’exclut pas la possibilité de droits particuliers. La principale marque de souveraineté, la puissance de donner la loi, à tous en général et à chacun en particulier, est un facteur de solidité pour la république, qui s’oppose à la formation de divisions et de factions. Évoquant l’issue des guerres puniques, Bodin indique parmi les facteurs de la solidité de Rome, la discipline et l’unité des lois. La faiblesse de Carthage au contraire, en dépit de sa force militaire, résultait de lois méprisées et de la division en factions4.