La lutte pour faire prévaloir une économie vraiment “sociale” – Une lutte d’ordre historique à propos de textes de François Vidal (1844 -1848)
Dans la période actuelle les perspectives pour faire prévaloir une société vraiment “sociale”, semblent s’être effacées à l’horizon des existences humaines, pour les classes populaires comme pour l’ensemble de la société. Au regard de l’histoire pourtant, cette perspective est toujours d’actualité. Parce qu’elle se fonde sur les antagonismes inhérents à l’économie capitaliste, et la nécessité de résoudre ses antagonismes, qui, une ou deux fois par siècle, se manifestent au travers des crises de plus en plus destructrices, crises et destructions qu’aucune des sociétés dans le monde ne parvient plus à juguler.
C’est sur la base de l’analyse de telles contradictions que, très précocement, des socialistes français, avant Marx, ont posé la nécessité et la possibilité de la transformation de la base économique de la société, pour ouvrir la voie à l’édification d’une économie socialiste. Ceci de façon non utopique, en tenant compte des acquis que le capitalisme a pu développer avant de tendre à les nier de par son mode “anarchique” de déploiement.
Parmi ces socialistes, il faut citer le nom de François Vidal qui, dès 1844, pose les contours d’un régime économique socialiste moderne, tourné vers l’avenir et non sur un retour au passé [1]. Il analyse les transformations induites par l’économie capitaliste, pour partie positives au regard de la production des richesses, en même temps que leurs aspects négatifs, inhérents à la contradiction fondamentale sur laquelle cette économie s’érige. En fonction de cette analyse, Vidal pose la nécessité de construire l’économie sur une autre base, sociale, socialiste [2].
Crises périodiques, anarchie capitaliste, nécessité du socialisme
Selon Vidal, la marche de la société fondée sur l’économie capitaliste est livrée à l’anarchie périodique, à des crises de plus en plus gigantesques, à la « force du hasard », interdisant toute véritable « prévoyance sociale ».
Ce désordre touche toute la société, tous les intérêts y sont en opposition. Il est à l’origine des grandes crises récurrentes, de la désorganisation de la production et des échanges, de la paupérisation des travailleurs. C’est le règne de l’anarchie qui ne résulte pas d’un simple “dysfonctionnement” de la base économique, qu’il suffirait de «réformer», mais de son fondement même. Et c’est cette anarchie qui rend nécessaire la transformation de la base économique de la société. Faute de quoi,
« nous verrons les finances épuisées, l’industrie aux abois, le commerce paralysé ; nous verrons les illusions des optimistes s’évanouir ; nous verrons monter le flot de la misère ; nous verrons se fermer les ateliers, les magasins, les boutiques ; nous verrons se succéder les faillites et les catastrophes ; nous verrons s’écrouler les derniers débris de notre vieil édifice économique… Dira-t-on encore, alors, qu’il faut laisser faire, qu’il faut laisser les ruines s’entasser, l’industrie s’anéantir, les capitaux disparaître, le commerce s’arrêter, les populations mourir de faim ? Dira-t-on aux ouvriers de prendre patience, d’attendre le retour du calme, de la confiance, du crédit ? leur vantera-t-on encore les merveilles de la concurrence et du salariat […] ? »
Si l’on veut faire cesser le désordre et l’anarchie, la constitution d’une économie nouvelle, « sociale », devra s’imposer. Faute de quoi les révolutions seront inévitables. Seul le socialisme peut préserver de la catastrophe, mais cette vérité ne sera comprise que trop tard.
« Toute société basée sur le désordre et sur l’injustice, porte dans ses flancs un germe de dissolution prochaine, inévitable. L’antagonisme, la concurrence, l’hostilité flagrante de tous les intérêts, le désordre systématique, le salariat et l’exploitation sous toutes les formes, ont porté leurs fruits. Voyez, la vieille société s’affaisse sur elle-même : partout des débris et des ruines. Il faut constituer un ordre nouveau. […] Le socialisme que l’on rejette maintenant, le socialisme que l’on calomnie, peut seul nous préserver des horreurs de la misère, de l’anarchie et de la guerre sociale. »
Réaliser le socialisme en supprimant l’absurde “détour” du capital
La société fondée sur une économie socialiste est à l’opposé du “laisser-faire” régnant dans l’économie capitaliste. Les partisans du socialisme estiment que « rien ne va de soi-même si ce n’est le désordre ». Pour combattre le désordre, conséquence des “lois” économiques du capitalisme, posées comme « lois naturelles » – notamment « loi de l’offre et de la demande » (on dirait aujourd’hui loi du marché), il faut intervenir dans le sens d’une réorganisation rationnelle et globale de la société, en fonction de nouveaux principes.
Passer d’une société livrée au laisser faire des “lois” involontaires du capitalisme au socialisme, de l’économie négative à l’économie positive, ne peut s’effectuer au moyen de réformes « isolées et parcellaires » qui se révèleraient « impuissantes ». Il faut changer la base des institutions économiques, sortir du « cercle vicieux de l’économie libérale » – c’est-à-dire capitaliste.
Sous le régime du pouvoir absolu des capitalistes et spéculateurs, les travailleurs sont contraints de passer par le “détour” du capital privé pour mettre en œuvre collectivement leurs forces. Le capital « dicte la loi », fait à son gré fonctionner, ou paralyse, la mise en œuvre des moyens de la production. En cas de crise, inévitable dans ce régime, les marchés sont engorgés, le capital bloque tout le crédit, contraignant les bras des travailleurs à chômer. La nécessité de passer par le capital privé pour mettre en œuvre les forces productives constitue une entrave à leur développement et à celui de la richesse sociale. Mettre fin à ce désordre, c’est réorganiser la production en fonction des besoins sociaux et non plus des profits. Cela ne peut se faire sans socialiser « le capital », empêcher les spéculateurs d’enrayer à volonté l’industrie, le commerce, le travail, les empêcher de s’emparer de tous les canaux de la circulation, levant un tribut sur la société entière, faisant hausser à leur gré l’intérêt des capitaux.
La mondialisation des échanges aggrave l’anarchie capitaliste
Les économistes libéraux (partisans du régime capitaliste) sont, selon Vidal, tout à la fois optimistes et fatalistes, optimistes pour tout ce qui touche aux “lois” qui favorisent le Capital et les riches ; fatalistes pour tout ce qui touche aux “lois” qui contraignent au désordre, à la misère des travailleurs. Les causes de la misère sont pour eux les causes même de la richesse (leur richesse). De la sorte, la science économique se borne à constater les lois, les naturaliser, les faire échapper à tout empire humain, sacraliser le laisser-faire.
« Ils s’efforcent de constater et d’expliquer [les] lois, puis de recueillir des faits, voilà tout : Ils ne s’inquiètent point de savoir si ces étranges résultats de lois prétendues nécessaires, ne sont pas tout simplement les conséquences forcées d’institutions humaines défectueuses ; […] si elles ne pourraient pas être modifiées par les hommes qui les ont faites. »
Si les économistes libéraux refusent tout ce qui pourrait ressembler à une contrainte de 1’état entravant le jeu anarchique des forces économiques, Vidal note qu’ils peuvent néanmoins en requérir l’aide pour les soutenir par rapport au marché, notamment aux marchés extérieurs, s’imaginant que les contradictions non résolues dans le cadre national pourraient l’être dans le cadre du marché mondial. À cet égard, comme un Marx plus tard, il ne pense pas que les effets funestes du régime de la concurrence puissent être suspendus par son extension à l’univers – ce que l’on nomme aujourd’hui mondialisation – ils sont bien plutôt décuplés.
« Voudriez-vous, comme l’Angleterre, faire dépendre des hasards du commerce extérieur le sort de votre population industrieuse ? – Je vous dis que tous les marchés du globe ne suffiraient pas pour absorber les produits manufacturés des deux pays ; je vous dis que pour lutter contre la Grande-Bretagne, il faudrait d’abord rendre nos ouvriers aussi misérables que les Irlandais, exploiter sans pitié les hommes, les femmes et les enfants ; je vous dis qu’il faudrait, en outre, demander au trésor des subventions toujours croissantes, [primes à l’exportation, pour fournir aux étrangers le moyen d’acheter à bas prix et de consommer aux dépens de votre budget], puis aller disputer aux Anglais, aux Américains, aux Allemands, tous les chalands de l’univers, finalement entreprendre des expéditions lointaines et des guerres ruineuses, pour conquérir à coups de canon des consommateurs que vous auriez bientôt saturés et ruinés ; je vous dis qu’après avoir fait des sacrifices considérables en hommes et en écus, vous vous trouveriez bientôt réduits […] à chercher encore des débouchés nouveaux, à tout prix, sous peine de voir le commerce s’arrêter, les magasins encombrés, et des millions d’individus sans travail et sans pain. Je ne crois pas qu’il faille encore exagérer les funestes effets de la concurrence en la rendant universelle. »
La longue lutte pour le socialisme, la question de sa réalisation dans le temps de l’histoire
En 1848, se manifestent les préludes d’une révolution sociale. Même si cette révolution n’aboutit pas à la victoire, elle constitue selon Vidal, une phase révolutionnaire s’inscrivant au sein d’un processus historique de longue durée, inauguré par la Révolution française en 1789.
« La révolution commencée il y a plus d’un demi-siècle et qui a si fort ébranlé le monde, n’est point encore définitivement accomplie, il s’en faut grandement. […] Depuis lors, nous vivons toujours dans le provisoire ; nous nous débattons au milieu de l’incohérence des idées et de l’opposition violente des intérêts, au milieu du désordre moral, politique, économique. »
« [Lors de la révolution de 1848], le peuple ne s’est pas contenté de demander des droits politiques égaux à ceux dont jouissaient les nobles et les riches : il a demandé des réformes sociales, le droit au travail, l’association ou l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme. »
La révolution de février 1848 se présente ainsi comme amorce d’un bouleversement plus profond, qui dépasse les frontières de la France, mais dont nul ne peut prévoir encore les formes et le dénouement.
« Il va s’accomplir dans le monde de grands événements que nulle puissance humaine ne saurait empêcher. […] Ce n’est pas seulement la France, c’est l’Europe entière qui s’agite et qui tressaille au pressentiment d’un ordre nouveau. La Révolution de Février n’a été que le prologue d’un drame solennel qui va se dérouler sous nos yeux, et dont le dénouement est inconnu. […] »
Les crises, le désordre, récurrents du régime économique, ne peuvent être résolus hors d’une réorganisation socialiste. De cela Vidal est sûr. Mais il n’ignore pas, en dépit de quelques illusions sur la venue possible d’un révolution sociale prochaine, qu’une telle réorganisation qui attaque de front l’ordre du capital, se heurte à des résistances, qu’il existe des antagonismes entre les classes, qui s’opposent à sa réalisation. Il perçoit que la transformation socialiste de la société, pour inéluctable qu’elle soit dans le temps long de l’histoire, ne peut magiquement s’affranchir des contraintes d’une « époque » qui en est encore au trouble, à l’indécision. Nul ne peut donc déterminer la date de réalisation d’une telle révolution de la base économique de la société, ni ses modalités.
« Notre vieille société chancelle sur ses bases, elle a perdu son aplomb et son équilibre ; il n’est pas de restauration qui puisse la préserver de la ruine. Chacun sent aujourd’hui qu’une transformation est inévitable dans un avenir prochain ; et ce sentiment général, qui est la force invincible et mystérieuse de la révolution, entretient l’anxiété dans les esprits et donne à tout ce qui se fait de nos jours un caractère inexprimable de faiblesse et d’indécision. Les plus timides se rattachent instinctivement à ce qui est, moins par conviction que par frayeur de l’inconnu.
Un temps viendra où toutes nos espérances d’aujourd’hui seront réalisées et dépassées. Mais quand ? Dans des siècles, peut-être ; et d’ici là, combien faudra-t-il de générations pour épuiser la coupe du malheur ? – Ne perdons pas courage : 1’humanité avance à pas lents, […] mais elle avance toujours, en dépit de tous les obstacles. Le présent est triste, bien triste sans doute […] Vivons dans le futur par l’espérance, comme nous vivons dans le présent par la douleur. »
Cent soixante-dix ans passés, et quelques nouvelles « vibrations » et « secousses », n’ont pas rendu le discours de Vidal aussi inactuel qu’on pourrait le penser, en cette époque, encore soumise aux effets destructeurs des antagonismes du régime capitaliste, et plus que jamais en proie à « l’opposition violente des intérêts », à ce « caractère inexprimable de faiblesse et d’indécision », de vie « dans le provisoire », « d’incohérence des idées ».
- 1. Voir François Vidal, De la répartition des richesses (1844) et Le droit au travail (1848) rééditions Inclinaison, Parthenay.↵
- 2. Si le capitalisme a pu dans certains domaines répondre à des besoins sociaux, il ne peut accomplir de réformes allant à l’encontre de ses principes de développement, plus spécialement pour ce qui touche à des questions essentielles telles celles qui affectent l’existence des travailleurs. Ainsi, dans une économie réglée par le capitalisme, le simple « droit au travail » ne peut être assuré. Ce n’est qu’en transformant la base économique de la société qu’un tel droit peut se trouver assuré. « Le droit au travail, qu’on le sache ou qu’on l’ignore implique nécessairement l’organisation du travail ; et l’organisation du travail implique la transformation de la société. Le principe est posé, les conséquences sont inévitables. »↵