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Comment des précurseurs du fascisme allemand s’efforcent de séduire les ouvriers – August Winnig, Du prolétariat à «  l’état ouvrier  », 1930

 

On a vu avec l’analyse de Nitti quelle était la tactique des promoteurs du fascisme italien lors de la phase préliminaire où ils visent à séduire tous les mécontents pour préparer l’instauration d’un régime politique d’oppression. Dans l’Allemagne vaincue de la Première Guerre mondiale et les suites de la grande crise du capitalisme, August Winnig procède de la même façon, subvertissant le vocabulaire de tous les courants politiques adverses, de la droite à la gauche, du socialisme au communisme. Au sein d’un plan global de réorganisation de la société allemande, il fait miroiter aux ouvriers une ère d’émancipation, pour peu que ceux-ci abandonnant les garanties de la démocratie représentative, pour trouver enfin la solution de tous les problèmes, économiques, sociaux, politiques, tout ceci sans changer le fondement capitaliste de la société.

Dans cet objectif, August Winnig, fort de son expérience syndicale antimarxiste, prône un État de style syndicaliste-corporatiste au sein duquel les travailleurs trouveraient la place éminente qui leur revient. Il exploite à cet effet tout ce qui peut susciter l’adhésion de la cible qu’il vise à captiver  : critique des défauts de la république de Weimar comme du mouvement socialiste marxiste, auxquels il adjoint les thèmes antisémites. Il s’agit de séduire «  les masses  » en touchant des cordes sensibles, engendrées par la situation de crise, par le chômage, la dégradation des conditions de vie.

Se plaçant fallacieusement sur le terrain du marxisme, du moins de son vocabulaire, Winnig prétend élever la condition prolétarienne à une situation valorisante, ce qu’il nomme «  l’état ouvrier  ». La flatterie envers les ouvriers fait partie de son arsenal persuasif  : «  L’ouvrier est porteur d’une mission, comme le furent la noblesse et la bourgeoisie  ». Il parle même, en dénaturant le sens de la perspective marxiste, de “mission historique” des ouvriers, au service de la “communauté allemande”, en opposition à “l’idéal bourgeois”.

Winnig s’adresse plus largement à l’ensemble des électeurs, dont beaucoup sont écœurés par la situation de la politique sous la république de Weimar, qui les conduit à passer «  d’une élection à l’autre de la droite à la gauche, de la gauche à la droite, du centre aux partis extrêmes et des partis extrêmes au centre, [dans] une inconstance permanente, une hésitation et une recherche perpétuelle…  ».

Il tire aussi parti du contexte historique de crise générale du capitalisme, qui a porté à son point extrême d’acuité l’anarchie sociale, les impasses économiques, les luttes sociales sans aboutissement progressiste. Pour mettre fin au désordre, aux divisions, la solution qu’il propose, ne se pose pas au regard d’une perspective pour l’avenir qui mettrait fin aux contradictions du régime économique et social. Il fait miroiter la reconstruction imaginaire d’un modèle corporatiste hérité du passé qu’il adapte en idée au temps contemporain. Comme d’autres théoriciens de l’époque dans divers pays capitalistes (dont quelques années plus tard la France de Vichy), Winnig remet à l’honneur cette voie chimérique, qui dans le cas de la formation historique allemande, va de pair avec une mise au premier plan la communauté raciale, les «  origines biologiques  » ancestrales de la race allemande.


L’état ouvrier contre ses ennemis  : bourgeois, marxisme, socialistes, juifs, économie anglaise, matérialisme français, République parlementaire

 

C’est sur le modèle de Mein Kampf que Winnig désigne les forces qui s’opposent à l’instauration de «  l’état ouvrier  » au sein de la communauté allemande raciale. Il préconise une voie qui à terme, en cas de prise du pouvoir, devrait conduire à l’éradication de tout ce qui est considéré en tant qu’ennemi potentiel de cet “état ouvrier” comme de la puissance allemande.

En 1930 cependant, l’expression des visées fascistes nazies, qui s’affirmeront en 1933 par la prise du pouvoir par Hitler, en est cependant encore à la phase de la séduction. Pour tromper son auditoire, Winnig se place sur le terrain des objectifs sociaux et politiques de ses adversaires encore influents auprès des ouvriers, empruntant son vocabulaire au marxisme, au socialisme, voire au christianisme social. Les mots eux-mêmes se trouvent subvertis. Ainsi en est-il de mots tels que nation, état, sont privés de leur signification universelle, qui sont rapportés à l’origine biologique du peuple et des ouvriers allemands.


« Lorsqu’il est question de “état” dans ce livre, nous entendons par là des éléments de la nation rapprochés par leur origine biologique et leur expérience ­historique. »

 

Subvertissant de la même façon les orientations du mouvement ouvrier et socialiste, Winnig feint de condamner le monde et la pensée “bourgeoise”, qui se serait manifestée par la “déficience bourgeoise” de la République allemande. Dans le même registre, il dénonce l’influence néfaste du marxisme. Marx, selon lui, a causé beaucoup de dégâts, du fait qu’il pensait «  d’une manière absolument bourgeoise  », qu’il «  était attaché à la façon de penser du bourgeois…  » et «  se mettait en travers du courant naturel qui devait amener l’ouvrier à former un état  ». En outre Marx est présenté comme «  l’ennemi du sentiment allemand  », «  il haïssait l’Allemagne, il haïssait l’Allemand en soi…  ».

La dénonciation de la façon “marxiste-bourgeoise” de penser, l’hostilité que cette pensée aurait manifestée à l’égard de l’Allemagne, est exposée en relation avec la condamnation des juifs, dont l’influence selon Winnig se serait révélée prégnante au sein du parti social-démocrate. Elle aurait permis aux juifs «  d’occuper des emplois officiels  ». Quant à «  la presse socialiste [elle] était en grande partie dirigée par les juifs  ». «  Il y avait des juifs à la tête des organismes d’éducation  », «  des spécialistes juifs dirigeaient la politique économique et financière  », etc. Cette dénonciation du rôle des juifs dans les rouages politiques et économiques est ici encore calquée sur la prose du futur chancelier Hitler dans Mein Kampf. Et pour enfoncer le clou, Winnig stipule que, la haine que Marx portait à l’encontre de l’Allemagne «  ne peut s’expliquer sans ses origines juives  ».

A ces ennemis de l’intérieur, il faut ajouter l’influence étrangère, qui lui est associée, «  fatalité  » néfaste, tant à l’égard du «  mouvement ouvrier  » que de «  la vie allemande  » en son entier. Winnig considère plus spécialement «  l’invasion de l’économie anglaise et du matérialisme français dans la vie allemande  », comme autant d’asservissements d’ordre matériel et intellectuel sur «  la pensée allemande  » et le mouvement ouvrier lui-même. Cette domination étrangère aurait présidé à l’institution de la République de Weimar, et par conséquent à «  l’application du parlementarisme à l’Allemagne  », forme inappropriée pour cette nation. La «  forme de la République de Weimar  », vouée à la corruption, se présente pour l’auteur comme «  forme corrompue de l’État allemand  ». Il en serait résulté un processus de «  décomposition  » de la communauté allemande de race, une «  dégénérescence de la politique et des hommes  ».


Pour le triomphe de la communauté raciale allemande contre ses ennemis

 

Une grande partie de l’ouvrage est consacrée au modèle du soi-disant “état ouvrier”, contre le modèle politique républicain. “L’état ouvrier”, pour Winnig, au contraire de la république, se présente comme un aboutissement. Cet état avait trouvé dans l’ancien compagnonnage ses débuts prometteurs, pour s’ouvrir sur des «  tendances à la révolution sociale  » [en opposition à la voie révolutionnaire socialiste ou communiste].

Contre la forme républicaine, la nation allemande reconquise (au sens “racial” que l’auteur alloue au mot nation) offrira à “l’état ouvrier” un cadre indispensable, se déclinant sous les mots  : «  profondeurs biologiques  », «  origines biologiques  », «  matières premières biologiques  », «  forces biologiques  », «  nécessité biologique  », «  raisons biologiques  », «  jeu des forces naturelles  », «  force supérieure, s­urnaturelle  ».

Au-delà de toute considération en termes de lutte entre classes sociales, ce sont ces «  forces biologiques  » de la nation allemande  » qui imposent souverainement leurs lois, «  au-delà de tout autre facteur  »:


« les forces biologiques des nations obéissent à des lois qui leur sont propres [elles] ne s’accommodent pas des limites de la vie déterminées par les sociétés. »

 

Pour la promotion de “l’état ouvrier” dans le cadre d’une “nation” fondée sur l’origine biologique, il faut que l’Allemagne développe une économie forte, convenant à ses ambitions mondiales.


« … c’est l’ascension de l’économie allemande qui a rendu possible l’ascension de l’ouvrier. Il est donc important pour nous que l’économie allemande soit florissante. »


« L’essor de l’économie de l’Allemagne est étroitement lié à l’essor de sa puissance. »

 

Pour mener une politique conforme à ce développement “vital” de la «  communauté allemande de vie et de destin  », un gouvernement fort se révèle tout autant nécessaire, pour combattre tous les opposants, à l’intérieur comme à l’extérieur, ce qui à terme nécessitera un recours à la guerre. Anticipant sur la prise du pouvoir par Hitler et le parti nazi [national-socialiste] en 1933 et la destruction de la république de Weimar, Winnig se fait prophète. Il projette la survenue d’un homme fort capable de prendre le pouvoir, un «  homme extraordinaire  » allumant dans la classe ouvrière «  l’étincelle révolutionnaire  » au service de la “communauté allemande”, c’est-à-dire au service d’un régime fasciste lui-même au service de l’impérialisme allemand.


« Un jour survint l’événement qui tord le ressort  : un homme extraordinaire, aux idées audacieuses, un incident qui soulève les passions, cela suffit pour donner le branle, pour débander les forces latentes  ; cela devient un mouvement révolutionnaire. »

 

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