La résurgence d’un discours fasciste dans les conditions d’une aggravation des contradictions du capitalisme – Une illustration : Maurice Bardèche dans les années 1970
Les courants fascistes ou fascisants qui se sont développés après la grande crise de 1929, bien que défaits à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, ne sont pas morts et reprennent vigueur dès que possible. Ils cheminent selon leur propre logique, la stratégie pour les faire avancer aussi. Toutefois s’il y a permanence des discours fascistes ou fascisants, ceux-ci ne trouvent à se diffuser largement que lors des périodes de grandes crises capitalistes, lorsque les fondements de la société sont ébranlés, qu’un mécontentement général tend à se répandre largement à un ensemble de catégories de population, dans un climat marqué par un abaissement de la conscience politique.
Le plus souvent, ces courants dans un premier temps avancent masqués. Dans les années 1970, 25 ans après la défaite officielle des fascismes au pouvoir à l’échelle du monde, on en trouve un bel exemple chez Maurice Bardèche. Sa revue Défense de l’Occident consacre alors un numéro au fascisme dans le monde. A cette occasion, évoquant les « Progrès et chances du fascisme » il expose sans fard (et sans faribole) le projet politique fasciste, ses visées et la stratégie pour le faire aboutir. Il commence par présenter l’analyse de la situation et les causes qui, selon lui, ont permis la résurgence et le développement de ce courant. Ensuite, il rappelle le contenu du fascisme et enfin, il précise ce qu’il faut faire et comment pour que ces idées se développent et deviennent victorieuses dans la société : imposer une “image de marque” dans toutes les couches de la société, là est la condition du succès. Il ne vise pas une clientèle particulière mais développe une stratégie globale. Il dit en clair les choses et affirme le besoin de faire de la rhétorique pour convaincre les masses.
D’entrée de jeu, il situe son propos. Nous sommes peu de temps après le mouvement l’ébranlement de 1968 et la mort du général De Gaulle. Cette dernière, selon lui, s’est d’abord faite dans l’indifférence générale, mais les medias avec leur puissance ont complètement retourné « l’opinion publique » donnant naissance à une affliction générale. C’est d’ailleurs pourquoi il dit :
« une nation qui se laisse retourner de cette façon […] est une nation mûre pour la dictature communiste […], qu’elle est mûre aussi, si les circonstances s’y prêtent, pour une direction autoritaire qui lui serait imposée dans son propre intérêt. »
L’alternative est posée, communisme ou fascisme, et l’ennemi principal est désigné.
En premier lieu, il s’agit de remettre en cause l’ordre mondial instauré après la Seconde Guerre mondiale. Maurice Bardèche examine ensuite plus précisément les causes de cette rénovation des idées fascistes en France. Il s’attache à examiner l’évolution qui pousse irrésistiblement vers des régimes autoritaires mais qui n’aboutit pas forcément à l’instauration d’un régime fasciste. Il y faut d’autres conditions. En effet, l’expérience gaulliste, après l’expérience franquiste, atteste que la lutte contre le communisme se transforme en défense du statu quo, c’est à dire « des hiérarchies bourgeoises implantées et des fortunes faites », dont l’objectif est de maintenir les privilèges d’une société de nantis. Ce type de régime s’installe après des périodes de crise et d’épreuves et risque de se substituer à « l’élément de rénovation et de sélection qu’est le fascisme », confortant les intérêts établis dans les pays menacés par le communisme.
Pour aller de l’avant et ne pas se laisser déborder par ces régimes autoritaires, il faut s’atteler à un élément essentiel. Ce qu’il reste à faire, pour Maurice Bardèche, c’est imposer « une image de marque frappante et simple », en l’opposant à la fois « au nihilisme gauchiste » et à « l’hypocrisie démocratique », ainsi qu’à « l’immobilisme autoritaire des régimes pseudo fascistes ». C’est là que la nécessité de la rhétorique prend sa place et est clairement affichée. Il s’agit de s’adresser de manière active à toutes les couches de la société, de ne pas s’adresser seulement à une fraction de la population mais au contraire de chercher à séduire et s’attacher des adeptes partout en jouant sur les mécontentements. C’est très important car cette
« image de marque n’aura d’influence que dans la mesure où elle rencontrera un écho dans les masses, dans les syndicats, dans les bureaux, chez les cadres, parmi les paysans […]. Elle ne deviendra un facteur politique que si elle plaît, si elle correspond à des tendances profondes de la volonté populaire que les gérances démocratiques ne satisfont pas et que la caserne communiste ne peut développer. »
Pour des précisions de stratégie et de tactique, la parole est donnée aux militants d’Ordre Nouveau dans un article intitulé « comment passer au fascisme ». Ceux-ci parlent du retard économique de la France qui se traduit par de l’austérité pour les masses populaires et la liquidation de groupes professionnels non rentables, petits paysans, petits commerçants « tout en laissant le champ libre au capitalisme de pointe ». Le refrain de l’anticapitalisme est une fois de plus entonné, sans bien sûr qu’il s’agisse de se fixer pour finalité une remise en cause des fondements de ce régime économique. Le mécontentement qui gagne toutes les classes sociales et la situation économique dégradée sont favorables au fascisme et la remise en cause de vastes couches sociales peut devenir un facteur de troubles très graves à condition que les groupes protestataires ne mènent pas des actions purement fractionnelles et s’intègrent dans une lutte d’ensemble.
Il s’agit à terme de rallier non plus des individus mais des groupes organisés en leur proposant un programme favorable à leurs revendications à l’inverse « des solutions finales » (autrement dit l’instauration du socialisme), qui leur seraient « inacceptables ».
Les militants d’Ordre Nouveau rappellent qu’il convient de ne pas faire seulement un coup d’état, mais de réaliser un travail en profondeur à l’encontre du pouvoir, du régime politique, et des institutions et de « se pénétrer de deux idées très simples : le régime ment toujours, il n’y a pas de solution sans la destruction du régime »[1]. Enfin ils insistent sur la nécessité de pénétrer l’opinion pour aboutir à
« une certaine plasticité de l’opinion […] c’est à dire que celle-ci, détachée du régime, doit être prête à accepter un changement qu’en temps normal elle refuserait ». « Peu importe que cette attitude soit réelle ou artificielle […], il importe seulement qu’entre le Régime et l’opinion un fossé se creuse, que les relations soient mauvaises, que la crédibilité du pouvoir soit atteinte. »
Pour y parvenir, il faut s’insérer partout, prendre la tête d’une action revendicatrice délaissée par les syndicats officiels, faire tomber un délégué syndical communiste, faire passer un nationaliste, susciter une association de défense de quartier, lancer une maison de jeunes, etc. Car « la propagande n’a d’effet qu’en s’appuyant sur des réalisations » et « l’action ne devient effective que du jour où elle a obtenu le contrôle d’un organisme social si limité soit-il », ce qui permet de constituer « un groupe social d’où les adversaires ont été éliminés, où les neutres sont absorbés et où le Nationalisme soit chez lui, appuyé par tout le groupe ».
Maurice Bardèche, propose en 1970 une stratégie qui alors ne parviendra pas à ses objectifs, mais qui, dans les années récentes, sera mise en œuvre, en relation avec la crise générale du capitalisme, même si le mot de fascisme n’est pas prononcé. Il s’agit toujours de s’efforcer de séduire des populations déboussolées, en prenant appui sur le débordement des mécontentements, en ciblant toutes les couches de la société aux intérêts contradictoires, en utilisant les références révolutionnaires pour les détourner au profit de leur but, en visant à renverser les institutions en place : mots d’ordre toujours renouvelé de remise en cause du “système”.
- 1. Ils précisent que cette tâche sera longue et « ne peut être entreprise qu’avec le support d’une “doctrine révolutionnaire” apportant l’explication complète de tous les problèmes politiques, une doctrine comprise comme un gouvernail pour la pensée et l’action ». Ils n’hésitent pas à prendre pour exemple – en dépit de finalités opposées – la Révolution française qui a réussi à détruire la monarchie non pas par un coup d’état (ce n’est pas la prise de la Bastille), mais par « la destruction du corps social traditionnel, l’imposition d’une nouvelle idéologie, la mise à jour d’une nouvelle économie et d’une organisation sociale ». Sans oublier la référence à Lénine pour la mise au point d’un corps de doctrine clair, et la transformation de l’œuvre de Marx en « arme efficace de guerre politique ». ↵