Une forme d’exploitation du travail : Quand la dépendance personnelle se joint à l’exploitation
Comme beaucoup d’autres, je suis resté de longs mois au chômage ce qui fait que je n’étais pas trop difficile dans mes recherches d’emploi. Lors d’une mission intérim, j’ai travaillé pendant six semaines en tant que manutentionnaire pour le compte d’une micro-entreprise. Son activité consiste au montage et démontage de chapiteaux en aluminium, bâché et/ou bardé en tôle de fer.
Avec l’agence intérim, il était question de travailler 32 heures par semaine, réparties sur quatre jours du lundi au jeudi. Le taux horaire était de 10€ nets de l’heure, nourri et logé, car c’était « du déplacement ». Pas mal pour de la manutention.
Départ lundi matin, 4h30. Dans la cabine du camion, il y a deux places, nous sommes quatre, serrés. Après onze heures de route, en faisant deux pauses d’une demi-heure, nous arrivons sur place et commençons à déballer le matériel sur un parking d’hypermarché, où la structure une fois montée servira de stockage pour les soldes d’été. Alors et seulement à partir de cet instant, nous commençons à faire nos heures. Minuit, c’est la fin de la journée. Le lendemain à 7heures c’était reparti. Et nous avons eu une semaine avec beaucoup d’heures d’un travail physique et intensif. Le jeudi soir, à 19 heures nous avons repris la route, épuisés et sommes rentrés le vendredi matin.
En additionnant les heures travaillées en quatre jours, sans compter le déplacement de 22 heures aller-retour, je suis arrivé au total de 44 heures. J’ai demandé aux autres ouvriers :
– Comment ça va se passer ?
– T’inquiètes pas, il paye toujours une partie au black, me dirent-ils.
Pendant six semaines, j’ai eu ma paye déclarée de 32 heures par semaine et une partie du reste dans une enveloppe. Je dis une partie du reste, car bien évidemment il ne paie pas tout. Pour lui, comme il s’en vante, c’est «la carotte pour tenir les ouvriers». Comme le boulot est difficile et finalement mal payé, les ouvriers ont vite fait de s’en aller. Il s’agit là de sa première façon pour tenir sa main-d’œuvre.
La seconde façon consiste à avoir une mainmise sur la vie privée des ouvriers. D’abord à l’aide de la religion. En fait, notre patron a recruté son équipe, faute de volontaires, autour de lui, voire des amis très proches. Aussi, à part son travail très prenant, il fréquente assidûment la mosquée du quartier. Et il y est très impliqué. Il donne régulièrement des dons et est très ami avec l’imam. C’est ici qu’il a recruté les autres ouvriers.
Lors des déplacements, le patron avant et après les heures de travail, devient guide spirituel auprès de ses ouvriers: prière dans le camion sur les aires d’autoroute, viande hallal, discussions religieuses pendant les longs trajets, espèce de surveillance de la conduite morale… Mais tolérance de certaines choses comme, aller voir une prostituée, car « ils sont trop loin de leurs femmes », dit le patron, et se droguer pour s’anesthésier, car « on est obligé de fumer (haschisch), ça nous aide à tenir », « la religion nous aide aussi, c’est un truc un peu plus humain que ce boulot de merde » disent les ouvriers.
Ouvrier n°1 : « Moi, en fait je me plains, mais en fait, si je ne fais pas ça, qu’est-ce que tu veux que je fasse? J’ai pas de diplômes et je ne sais rien faire d’autre. La situation est merdique, mais elle me permet quand même de vivre. Et puis on rigole bien quand même, on se connaît bien, on est comme des frères. »
Enfin, le patron rend les ouvriers redevables, en leur rendant quelques petits services, surtout quand les fins de mois sont dures.
Ouvrier n°2 : « Je fais ce boulot parce que j’ai rien d’autre, et puis c’est aussi pour lui rendre service, pour lui rendre la pareille. Un jour, j’avais trois loyers en retard et il me les a payés sans que j’ai à les lui rendre. Mais bon, il ne me paie pas toujours ce qu’il me doit. »
Et oui, nous sommes bien en 2008. Il s’agit bien d’une condition d’exploitation au sein du capitalisme moderne, une parmi d’autres, qui peuvent être encore plus féroces que celle-ci.