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Face au grand désordre du monde, reconstruire l’unité historique des luttes populaires

 

Dans la société contemporaine «  la mémoire historique n’est plus vivante  », ainsi que l’observait le grand historien britannique, Éric. J. Hobsbawm1. C’est pourtant par la médiation de cette “mémoire”, ou plus précisément de cette connaissance, qu’il nous est possible de nous orienter afin de pouvoir faire face à ce qui se trouve en jeu dans notre présent, aussi bien qu’au regard de ce qui peut advenir dans le futur.

 


L’opacité du présent et du devenir

Lorsqu’autour de soi, on se préoccupe de l’état d’esprit de nos concitoyens, on remarque que le présent est porteur d’inquiétude, celle-ci s’exprimant souvent de façon imprécise  :

 

«  ça m’inquiète pas mal l’actualité  »  ; «  rien n’est stable  »  ; «  tout est sur le fil  »  ; «  depuis des années, on est sur la défensive  »  ; «  [on peut] juste voir un jour après l’autre  »  ; «  on avance sans but précis car on ne sait pas de quoi demain sera fait  »  ; «  où cela [la situation] peut nous mener  »  ; «  y a-t-il un avenir face à ce chaos  ?  »

 

Des craintes, des appréhensions s’expriment, elles portent sur des objets en relation avec les conditions immédiates de la vie  : salaires, coût de la vie, retraites, éducation, emploi  ; parfois sur des objets touchant à la situation d’ensemble du pays  a: crise économique, endettement, désindustrialisation, mauvaise gestion de l’énergie, etc. Ces appréhensions, concernent aussi maintenant la situation mondiale, révélant une source d’alarme mal définie  :

 

«  une situation catastrophique qui s’annonce [dans le monde]  »  ; «  une désorganisation générale  »  ; «  la guerre en Ukraine  »  ; «  la menace nucléaire  »  ; «  ça fait peur  »  ; «  le régime est à bout de souffle  ».

 

L’avenir se présente comme particulièrement opaque, inconnaissable, non maîtrisable.

 

«  tout ça c’est obscur  », «  on ne sait pas où on va  », «  on ne sait pas où tout ça va conduire  ».

 

Ne pas savoir “où on en est”, “où on va”, interdit toute possibilité d’orientation, toute perspective pour le futur, au plan personnel comme au plan politique. Cela ne s’applique pas seulement aux “individus ordinaires”, mais encore à ceux qui sont chargés “d’indiquer le chemin”  :

 

«  on ne sait pas quel chemin prendre  »  ; «  on est paumés  »  ; «  je crois que nos dirigeants ne savent pas non plus comment se diriger et nous diriger  ».

 


Assiste-t-on à une “dérive” de l’ordre du monde  ?

À propos du futur, proche ou lointain, les responsables politiques, les médias livrent peu de clés de compréhension. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine toutefois, plusieurs analystes font état d’une “déstabilisation”, d’un “désordre”, d’une “dérive” globale du monde, voire d’une situation “hors contrôle”. Ils évoquent la remise en cause de ce qui constitue et a constitué “notre” monde, l’ordre global que prescrivaient et prescrivent encore les puissances “occidentales” sous la houlette des États-Unis (puissances européennes et leurs annexes), ordre qu’ils imaginaient impérissable.

Pour nombre de pays et de peuples du monde, cet ordre depuis pas mal de décennies se trouve discrédité, et plus encore depuis la crise générale du capitalisme mondialisé qui s’est révélée en 2008. De grandes puissances et de plus petites, parmi celles qui regroupent la moitié de l’humanité, telles que la Chine, l’Inde, une partie de l’Amérique latine et de l’Afrique, rejettent ouvertement cet ordre, jugé tout à la fois unilatéral et inéquitable. Ici ou là, on évoque les risques d’un conflit général, comparable à celui de la Première Guerre mondiale, mais à une échelle démesurée.

On peut comprendre que dans le cadre d’une telle situation historique, il s’avère indispensable de travailler à dégager, construire, une vue large, dans l’espace et dans le temps, d’une telle situation, au-delà de ce que nos expériences individuelles ou collectives, nous permettent de pressentir. Ce n’est qu’à ce prix qu’il devient possible de réunir les conditions d’une relative maîtrise du devenir historique. C’est dans ce but, qu’on travaille dans ce numéro de Germinal, à percer, si peu que ce soit, l’opacité de la situation  : dans quel état se trouve le monde  ? Qu’est-ce qui peut survenir  ? et par suite être capable de se demander Que faire  ? ou plutôt Qu’est-il possible de faire  ? Comment, par quelles voies, le peuple, les peuples, peuvent-ils peser sur le processus historique, reconquérir l’initiative.


Lever l’opacité. Situer dans le temps long l’actuel désordre du monde

Dans la conjoncture politique et intellectuelle du moment, s’intéresser à l’histoire pour comprendre «  où on est  ?  », «  où ça va  ?  », le présent, le devenir probable se présente pour beaucoup comme inutile, superflu.

 

«  L’histoire, je ne vois pas comment ça pourrait nous aider, c’est compliqué, on ne voit pas où ça mène, moi ce qui m’intéresse, c’est ce qu’on fait, ce qu’on construit, ce qu’on peut fabriquer  »  ; «  l’histoire ça ne dit pas comment faire, comment lutter, faire entendre là-haut, ce qu’on veut, nos idées.  » (Technicien bâtiment)

 

Dans la conjoncture actuelle, il semble difficile de donner “un sens” à la succession des événements historiques.

 

«  [Notre génération] on avait encore l’image de ceux d’avant et la politique et les luttes, ça avait un sens  ».

 

Comme le formule l’historien F.X. Fauvelle l’histoire «  s’apparente à un puzzle  », dont il est difficile de restituer le dessin originel. Comment savoir s’il recèle, une quelconque cohérence, le moindre sens  ?

Pourtant, si l’on parcourt d’anciens manuels scolaires, on perçoit que le mouvement de l’histoire humaine n’est pas dépourvu de raisons internes capables de rendre compte de la succession de ses phases. Si l’on parle de puzzle, cela signifie que l’on peut regrouper les pièces éparses, à fin de restituer des schèmes généraux qui aident à situer le présent dans un continuum, toutefois non linéaire, du passé au devenir possible. Travail que les historiens depuis l’Antiquité se sont efforcés de réaliser.

Pour répondre à la réticence exprimée à l’égard de l’histoire, par le technicien du bâtiment cité plus haut, qui disait se préoccuper de tout ce qui touche au “faire” humain, on découvre que l’histoire est une construction humaine, et qu’elle n’est pas aléatoire, qu’elle se trouve structurée en séquences, présentant chacune des aspects contradictoires, moteurs du mouvement historique, des configurations spécifiques de facteurs économiques, sociaux, politiques, culturels, idéologiques. On peut ainsi repérer une succession d’époques, et à l’intérieur de celles-ci, des périodes, des phases, des conjonctures, dont il est possible de définir les “logiques” internes. Au sein de chaque époque, l’ensemble des “lois” et conditions déterminent pour partie l’existence et la pratique des êtres humains, mais ceux-ci les ont pour partie construites, et peuvent en retour agir sur elles, dans le respect des principes qui ordonnent leur “logique” propre.

 

«  Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé  » 2.

 


Les époques historiques et leur “logique” interne

L’histoire humaine relève pour une part de déterminismes, ou pour le dire autrement de l’ensemble de conditions et lois générales qui ordonnent les formations historiques, dont les générations successives “héritent”, et que le règne humain a pour partie forgées. Dans les temps présents, l’histoire est aussi dans la dépendance de la pratique sociale mise en œuvre, pratique, qui pour reprendre la formule de Kant, désigne ce qui est «  possible par liberté  », dans le cadre de ces conditions générales.

Pour ce qui touche au continent européen, les grandes époques qui se sont succédé, se sont enchaînées selon un “ordre des temps” qui n’a rien de fortuit. Selon les découpages des Manuels scolaires français, on distinguait ainsi l’Antiquité, le Moyen Âge, les Temps modernes, l’Époque contemporaine, c’est-à-dire notre époque, non close, et dont il s’agit précisément de dresser la configuration spécifique, pour travailler à comprendre «  où on en est  » et «  où ça va  ?  »

Chaque époque succède à une autre, avec des périodes de transition, en fonction des contradictions de la précédente. Ainsi l’époque des «  Temps modernes  » résout certaines des contradictions du Moyen Âge, lui-même époque de transition. Au sein d’une même époque toutefois, les traits d’époques antérieures peuvent coexister et il existe des périodes mixtes où le nouveau inaugural s’amorce déjà au sein de l’ancien, mais peut aussi dépérir avant de s’affirmer. Lorsque le nouveau en gestation, annonciateur d’une nouvelle époque, ne s’est que temporairement imposé, la configuration spécifique qu’il a inaugurée, continue à marquer l’histoire du monde, d’une façon ou d’une autre.


L’époque contemporaine. Le capitalisme et son héritière bâtarde  : la visée historique du socialisme

Au plan économique, l’époque contemporaine est marquée par le régime du Capital, d’abord dans le cadre du monde occidental. À partir de la fin du XIXe siècle, tant que l’édification d’un autre régime économique, “vraiment social” ne s’oppose pas à l’extension “sans mesure” du capital, par essence, “illimitée”, il tend à s’étendre par vagues au monde entier. Lors de ses phases d’ascension, l’augmentation des richesses sociales produites satisfait jusqu’à un certain point, bien qu’inégalement, les besoins des populations. Les conditions d’un changement d’époque ne sont pas encore réunies. Cette phase ascendante se trouve cependant vite traversée par des crises périodiques, puis de grandes crises générales, qui tendent à détruire ces richesses et faire rendre gorge aux peuples. Ces crises périodiques révèlent les contradictions immanentes 3 du capitalisme.

 

«  La véritable barrière de la production capitaliste, c’est le capital lui-même. Voici en quoi elle consiste  : le capital et son expansion apparaissent comme le point de départ et le terme, comme le mobile de la production  ; la production est uniquement production pour le capital, au lieu que les instruments de production soient des moyens pour un épanouissement toujours plus intense du processus de la vie pour la société des producteurs. […] le moyen – le développement illimité des forces productives de la société – entre en conflit permanent avec le but limité, la mise en valeur du capital existant 4.  »

 

Dès les premiers développements du capitalisme, les contradictions de ce régime, et ses effets néfastes pour les hommes réunis en sociétés se dévoilent, donnant lieu, bien avant Marx, à des théorisations qui posent la nécessité historique de dépasser, résoudre le conflit interne qui le traverse, afin de parvenir à instituer un régime “vraiment social”, qui ne subordonne pas la satisfaction des besoins sociaux à une mise en valeur sans limite du capital.

Comme l’indique Sieyès, la Révolution française promeut au plan politique les conditions de déploiement d’une société “d’échanges libres” [liberté du marché], contre les vestiges des blocages qui s’imposaient dans l’Ancien Régime et entravaient l’extension du libre mode d’échange capitaliste. Cette révolution, en contrepoint, fait aussi éclore “l’idée socialiste”, et celle d’un enchaînement des révolutions, comme l’indique le Grand Larousse du XIXe siècle.


Éphémère prologue à la réalisation de “l’idée socialiste”  : Février 1848 en révolution

Dans la continuité de la Révolution française, les thèmes d’un dépassement de la révolution politique par une révolution sociale qui en serait l’aboutissement, se répandent 5. Après la révolution de 1830, les mots socialisme, socialistes, sont énoncés et valent pour exposer les principes d’un régime économique qui ne serait plus régi par la «  société d’échanges libres  » chère à Sieyès et l’exploitation du travail salarié, mais par une finalité directement sociale. Les formulations «  réforme sociale  », «  république sociale  », «  révolution sociale  », se rapportent à cette même finalité. Ils tiendront une place notable dans les discours et revendications lors de la révolution de 1848. Le mot socialisme, posé en tant que perspective de la lutte populaire et but à atteindre 6, associe révolution dans l’ordre économique et dans l’ordre politique. Les formulations de «  république une, démocratique et sociale  » et de «  révolution sociale  » se conjuguent avec l’idée de pouvoir dévolu au peuple, la république sociale, c’est «  là où le peuple est maître  » 7.

Les contemporains, y compris parmi ceux qui n’aspiraient nullement à un tel bouleversement, signalent la portée générale de l’événement, pour toute la société et les autres nations.

 

«  C’est le bouleversement total  » (Hugo)  ; «  La révolution de Février a mis en cause toute la société  » (Proudhon)  ; «  Courons aux digues  !  » (Thiers)  ; «  La révolution gagne toutes les classes […]  ; la société tout entière en sera bouleversée, la société est en ce moment plus renversée qu’elle ne l’était en 1793  » (Balzac).

 

Ce sont les “bases” de la société que cette révolution vise à transformer.

 

«  Les hommes qui ont dirigé […] cette révolution ne craignirent pas d’annoncer au monde étonné qu’elle avait pour but de changer complètement les bases sur lesquelles la société repose  » (Adolphe Blanqui, frère d’Auguste).

 

Pour François Vidal 8, la révolution de Février, quel qu’ait été son aboutissement, constitue un prologue de portée historique à la réalisation d’un ordre social nouveau, ce qui bien entendu inquiète les contemporains partisans du statu quo.

 

«  Ce n’est pas seulement la France, c’est l’Europe entière qui s’agite et qui tressaille au pressentiment d’un ordre nouveau. La révolution de Février n’a été que le prologue du drame solennel qui va se dérouler  »  ; «  L’incendie ira-t-il jusqu’au Dniepr  ?  » (Balzac).

 

Bien qu’on puisse considérer comme François Vidal que la visée “socialiste” de la révolution de Février, constitue le prologue d’une longue lutte historique pour édifier un nouveau régime social, les premières réalisations de cette révolution seront de courte durée et la répression n’épargnera pas ses initiateurs, ni ses combattants ordinaires. Dès lors, les adversaires d’une société régie par des principes socialistes se déchaînent. «  Parce qu’ils avaient eu peur, parce qu’ils n’avaient plus peur  », et qu’ils veulent conjurer l’éventualité du retour du spectre, ainsi que le notait Marx. De la terreur éprouvée par des tenants de l’ordre ancien face au bouleversement de Février 1848, succède une condamnation de toute l’aventure et l’affirmation de la nécessité de mettre en œuvre le rétablissement de «  l’ordre social  », voire la nécessité d’une contre-révolution active.

 

«  De février à mai, dans ces quatre mois où l’on sentait de toutes parts l’écroulement  » (Hugo)  ; «  Le bouleversement total, la ruine  » (Hugo)  ; «  L’édifice social près de se dissoudre  » (Thiers)  ; «  Les gens qui ont pris le pouvoir sont effrayés, leur incapacité a été démontrée  », «  la ruine totale  », «  la révolution nécessitera une contre-révolution  » (Balzac).

 

Dans le Dictionnaire de l’Économie politique, organe du clan des économistes libéraux, dont les thèses se répandent sous le second Empire, une oraison définitive de la visée socialiste est prononcée  :

 

«  L’effort est épuisé, la veine tarie  ! […] le vide est déjà fait autour de ceux qui naguère occupaient la scène. On a vu les idées à l’essai et les hommes à l’œuvre  ; tout cela est jugé désormais  »  ; «  Le code que l’on proclame [c’est] le code de la brute  »  ; «  tous les mauvais instincts étaient sollicités et conviés à un immense déchaînement  » […] «  L’issue de semblables égarements ne saurait être douteuse  »  ; «  le socialisme est éteint, du moins dans la forme où il s’est dernièrement produit, il n’y a pas à craindre de démenti ni du temps, ni des événements  : parler de lui, c’est presque prononcer une oraison funèbre  » (Louis Reybaud).

 


Le “court XXe siècle”  : Réalisation et ajournement de “l’idée” socialiste

On ne va pas résumer ici en quelques pages deux siècles d’histoire valant pour notre époque contemporaine, on va plutôt s’efforcer de dresser, en vue cavalière, une esquisse du conflit qui a marqué tout le XXe siècle, le conflit entre capitalisme et socialisme, ce dernier s’affirmant pendant plus de sept décennies non plus comme simple “prologue” à la réalisation de “l’idée socialiste” mais en annonciateur d’une nouvelle époque de l’histoire.

En dépit de l’oraison funèbre prononcée par le libéral Louis Reybaud après 1848, le spectre en effet reprend vie promptement, “l’idée socialiste” se développe dans les principaux pays du capitalisme ascendant, regroupant bientôt de larges ensembles de population. Tout simplement parce que “l’idée socialiste” ne relève pas, comme le voudrait Reybaud, d’un “égarement” idéologique sans fondement dans la réalité sociale, mais des propres “égarements” qui sont inhérents au régime économique capitaliste. Face aux crises de ce régime qui s’intensifient à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, et qui tendent déjà à se déployer dans l’ensemble au monde, le mouvement ouvrier et populaire se reconstitue et s’unifie. Auprès des classes industrieuses non ouvrières, la perspective socialiste commence d’ailleurs à se présenter comme une alternative à l’anarchie sociale, que recèle le mouvement du capital, en voie d’approfondissement. La perspective concrète d’un changement de l’ordre social se fait jour en France jusque dans l’enceinte de la Chambre des députés, y compris auprès de courants présumés “bourgeois”. On peut y parler “d’exproprier le capital”. Le radical, puis très tiède socialiste et finalement droitier, Alexandre Millerand envisage même des «  expropriations sans indemnisation  », ce que ne requiert pas un socialiste plus aguerri tel que Jaurès. Pour lui et le courant d’idées qu’il représente, ce qu’il s’agit de combattre ne concerne pas en effet des hommes, mais les lois immanentes du régime économique. Le socialiste guesdiste Georges Dazet expose en ce sens le but du combat  : Le socialisme consiste avant tout à «  supprimer le Capital, tout le capital, mais rien que le Capital  ».

L’idée de révolution en vue de mettre fin à ce régime économique en vue d’instaurer une économie socialiste se déploie dans une partie des pays d’Europe. L’unité de la visée y est affirmée  :

 

«  On ne pourra manquer d’être frappé de l’admirable unité de pensée qui, par-dessus les frontières, en dépit des différences de race, de langue, de mœurs, d’institutions politiques cimente en un seul bloc tous les socialistes. […]. Chez les théoriciens de tous les pays […] chez les prolétaires industriels déjà parvenus à la conscience de leurs intérêts de classe, jusque chez les moujiks russes […], chez tous, les mêmes vues d’avenir, le même but assigné à la révolution 9.  »

 

Certes, la première révolution russe de 1905, bouleverse certaines prévisions touchant aux lieux où un tel processus pourrait s’actualiser, ce qui ne modifie en rien la finalité de la visée historique assignée. En écho à la conjecture déjà envisagée dans le Larousse du XIXe siècle sur l’enchaînement des révolutions, comme aux analyses du russe Georges Plekhanov 10, Georges Dazet prophétise  :

 

«  Heureux les Russes, qui semblent bien appelés à faire l’économie d’une Révolution […] d’un seul bond, et brûlant une étape, ils tentent de faire en un seul coup la Révolution politique – que nous avons faite – et la révolution économique – qui nous reste à faire  ».

 

La révolution russe de 1905, quoique réprimée, se présente à son tour, en perspective historique, comme un prologue à la grande révolution de 1917. La Première Guerre mondiale qui porte à l’antagonisme tant les contradictions propres au mouvement du capital que les rivalités entre puissances, favorise l’actualisation en Russie du mouvement révolutionnaire, conduisant à précipiter, entre Février et Octobre 1917, l’enchaînement (enchâssement) des deux révolutions.


Achèvement ou pérennité dans l’histoire de la perspective socialiste  ?

Le contenu des diatribes qui s’étaient déversées sur les événements révolutionnaires de Février 1848, en tant que prologue à une transformation de la base de la société, vont s’appliquer aux événements d’Octobre 1917. Ils perdent toute mesure. On assiste dans le même temps à la constitution d’une coalition de puissances pour des expéditions militaires, contre la nouvelle Russie, dans l’espoir de détruire dans l’œuf la tentative prométhéenne. Si l’on peut faire reproche à cette révolution de n’avoir pas toujours “fait dans la dentelle”, comme toute révolution, on ne peut pour autant faire silence sur la violence adverse qui ne cessera de se manifester, durant tout le procès d’édification d’un régime économique opposé au régime du capital.

Impossible dans le cadre de cet article de retracer les sept décennies de constitution d’un pôle et d’un forum mondial autour de l’édification d’un régime socialiste en Russie, on peut seulement poser que la révolution russe, comme l’avait accompli en son temps la Révolution française, a bouleversé tout l’ordre du monde. Comme l’écrit Éric J. Hobsbawm  :

 

«  Le monde qui s’est morcelé à la fin des années 1980 était le monde façonné par l’impact de la révolution russe de 1917  ».

 

L’existence d’un pôle et d’un forum socialiste mondial est apparue pour les peuples du monde comme une solution de rechange au capitalisme, elle a constitué une base d’appui pour les conquêtes sociales dans les pays capitalistes et favorisé les processus de décolonisation et de modernisation au sein de pays économiquement peu développés. Quel que soit le jugement que l’on porte sur cette période de l’histoire, on ne peut pas envisager la réalisation de la visée socialiste comme une simple “parenthèse”– comme le font nombre de commentateurs contemporains. Lorsque le nouveau en gestation dépérit pour un temps dont on ne peut fixer la durée, il n’en demeure pas moins qu’il annonçait la formation d’une époque nouvelle, en tant que dépassement des contradictions du régime capitaliste. La configuration spécifique qu’il a inaugurée, continue à marquer l’histoire du monde, d’une façon ou d’une autre. En outre, l’effondrement du monde “socialiste” n’a pas signifié la fin de l’opposition historique entre régimes économiques, ni celle des antagonismes destructeurs du capitalisme.

L’effondrement de ce monde, toujours selon Éric J. Hobsbawm, «  a révélé le malaise du reste  », il s’est ouvert sur «  un futur inconnu et problématique  », «  une ère de décomposition, d’incertitude et de crise  », «  la crise générale de tous les systèmes  », «  l’effondrement de régions entières du monde dans l’anarchie et la guerre  ». Ce que l’on peut aussi dénommer le grand désordre du monde.

H.D.

 

[Voir sous cet intitulé le premier dossier de ce numéro, assorti d’un complément – Enjeux stratégiques mondiaux et régionaux autour de la guerre en Ukraine.]

 

Reprenons le fil de l’histoire.

Travaillons à reconstruire l’unité historique des luttes populaires.

 

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1. L’âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle, 1914-1991, Éditions Complexe, le Monde diplomatique, 1994.

2. Karl Marx, Le 18 brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, 1871.

3. Par “immanent”, on entend ce qui est, réside, dans “l’être” même du capital, ce qui lui est inhérent, indépendamment de la pratique et des visées humaines.

4. «  Si le mode de production capitaliste est, par conséquent, un moyen historique de développer la puissance matérielle de la production et de créer un marché mondial approprié, il est en même temps la contradiction permanente entre cette mission historique et les conditions correspondantes de la production sociale  ». Karl Marx.

5. Lamartine : «  En 1792, le peuple n’était que l’instrument de la Révolution, il n’en était pas l’objet. Aujourd’hui la Révolution est faite par lui et pour lui. Il est la révolution elle-même  ».

6. «  C’est le socialisme qui a fait la révolution de Février  » (Proudhon) ; «  Le socialisme restera le caractère essentiel et le souvenir le plus redoutable de la révolution de Février. La république n’y apparaîtra de loin que comme un moyen mais non un but.  » (Tocqueville).

7. «  Le peuple […] se battait seulement pour avoir la réalité d’une république démocratique et sociale  » dit Caussidière, tandis que Victor Hugo s’inquiète, il voudrait que l’on prenne garde à ne pas «  aller de la république lièvre à une république tigre  ».

8. François Vidal, Vivre en travaillant, Projets, voies et moyens de réformes sociales, 1848.

9. Georges Dazet, Lois collectivistes pour l’An 19…, Société Nouvelle de Librairie et d’édition, Edouard Cornelet, 1907.

10. Georges Plekhanov, dès les années 1880 avait posé la possibilité en Russie d’un enchaînement des deux révolutions. Pour lui, il ne s’agissait pas seulement « d’abroger les lois de l’Empire tsariste » mais les lois mêmes de la production et de l’échange du régime économique capitaliste.

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