Le mouvement “Nuit debout” (2016). Un phénomène de “déclassement” au sein de catégories sociales supérieures
Cette contribution prend appui sur un article de la Revue française de science politique (n°4 – 2017), « Déclassement sectoriel et rassemblement public. Éléments de sociographie de Nuit Debout, Place de la République. »
Dans la foulée des manifestations du printemps 2016, contre la réforme du code du travail, le mouvement connu sous le nom de Nuit debout a consisté, en un rassemblement durable de population, Place de la République à Paris, à partir du 31 mai. Des Assemblées générales, des concerts, des commissions de travail sur des sujets nombreux et disparates y furent organisés, propices ou non à la “convergence des luttes”. Un des mots d’ordre était le refus de la “précarité’”.
Des observateurs plus ou moins bienveillants, ont évoqué le contenu “social” de ces rassemblements : phénomènes de “déclassement social”, ou “d’entre soi de privilégiés qui ignorent le vrai prolétariat”, ou encore “d’attroupements de marginaux”.
L’article de la Revue française de science politique met au premier plan la notion de déclassement comme clé de compréhension de Nuit debout, et une tendance de fond : les difficultés d’insertion professionnelle de nombre de catégories de diplômés, phénomène au demeurant sectoriel à Nuit debout, les présents étant issus de secteurs d’emploi en crise, on comptait beaucoup de “créatifs culturels”, au recrutement concentré en Ile-de-France, ce qui rend compte des limites d’extension du mouvement et le type de “sociabilité” spécifique du rassemblement.
Analyse sociale des participants à Nuit debout
Sur la base d’une enquête sur le lieu même, les auteurs proposent une ‘“sociographie” des participants. Ils notent que les classes populaires sont peu représentées (on compte cependant des employés). Les classes supérieures et diverses catégories en voie de déclassement sont surreprésentées. On observe aussi la présence de quelques SDF. Le “déclassement” se présente ici sous forme d’un décalage entre le diplôme (obtenu ou visé) et la situation sur le marché du travail, décalage qui s’est amorcé dans les années 80, avec l’expansion du nombre d’accédants aux études supérieures [80% d’une génération au niveau bac], décalage qui s’est aggravé avec l’extension des périodes de récession et de crise (1993-2008).
À Nuit debout, bien que peu présent dans les débats, l’aspect sectoriel du phénomène de déclassement est particulièrement notable, il concerne plus spécialement les secteurs de la culture, des sciences humaines, des médias, un peu moins ceux de l’informatique et de l’associatif. Ce facteur peut éclairer la forme spécifique de la mobilisation, présumée “conviviale”, sur la base de sociabilités amicales et professionnelles, plutôt que par la grève ou la manifestation de masse.
Si on compare la composition de Nuit debout avec celle de la population française, on constate une surreprésentation des catégorie diplômées (2/3 de post-bac contre 1/3 pour l’ensemble de la population). Les cadres et fils de cadres sont surreprésentés. Il s’agit d’une population majoritairement issue de catégories sociales supérieures (avec faible représentation des cadres commerciaux). Les ouvriers, employés de commerce et de la fonction publique, sont peu présents.
On note cependant la vulnérabilité sociale de cette population, avec des taux importants de diplômés chômeurs et de chômeurs diplômés. Contrairement à l’idée que l’on se fait parfois de la difficulté qu’ont les chômeurs à se mobiliser, on a affaire ici à des chômeurs enclins à se mobiliser.
Les fins de mois difficiles touchent 40% de l’échantillon, soit autant que dans la population française, pourtant beaucoup moins diplômée, surtout faute d’insertion professionnelle stable pour ces catégories. Malgré les diplômes et l’origine sociale, les “deboutistes” ne sont donc pas tous favorisés ou privilégiés.
La grande pauvreté était aussi présente à Nuit debout, mais très minoritaire (7,5%) : SDF, squatteurs, migrants et sans-papiers, plutôt attentifs à la commission “nomades” et au stand de Droit au Logement (DAL), une des organisations à l’initiative du mouvement. À noter que cette “grande pauvreté” était aussi présente aux États-Unis en 2011, lors du mouvement Occupy Wall street.
Un phénomène de “déclassement” au sein des catégories sociales supérieures
Selon les auteurs, le mouvement Nuit debout est à considérer sous le prisme du déclassement, la propension à la contestation qui en découle ressort de la précarisation du marché du travail, qui touche non seulement les catégories populaires, mais aussi les cadres et diplômés de certains secteurs professionnels. Ce processus de précarisation et la contestation qu’elle suscite est commune aux pays au sein desquels la scolarisation se prolonge, dans un contexte de récession (Jaurès en faisait déjà état à la fin du XIXe siècle). La multiplication des diplômés par rapport aux débouchés crée un sentiment de frustration et d’injustice. La situation sociale de ces diplômés n’est pas conforme à leurs espérances, leurs diplômes sont dévalués. Les récessions de 1993 et 2008 n’ont eu qu’un effet accélérateur.
Les auteurs établissent une distinction entre trois catégories de déclassés au sein du mouvement :
— Ceux qui font partie des professions intermédiaires du secteur public, de la santé et du travail social (dont animateurs, éducateurs, infirmiers, enseignants au collège). Ils sont largement syndiqués et militants, souvent leurs parents l’étaient aussi [continuation de Mai 68, Parti communiste, réseaux associatifs]. Ils étaient surtout présents à la commission “Éducation debout”. Cette catégorie était déjà bien présente dans les mouvements alter mondialistes.
— La catégorie des diplômés chômeurs surreprésentée. L’enquête distingue entre ceux qui sont en reprise d’étude, ceux qui les ont interrompues, ceux qui en sortent juste et cherchent un premier emploi, ceux qui font des petits boulots, ceux qui aspirent aux arts ou au journalisme, et les immigrés à diplôme étranger. Cette catégorie est peu syndiquée, elle a peu manifesté contre la loi travail, elle participe beaucoup à des associations, comme à Nuit debout, avec présence souvent quotidienne, notamment à des “commissions”. Ils disposent d’une relative disponibilité, et d’une certaine proximité avec les questions politiques, du fait d’études et de diplômes presque tous en sciences humaines.
— La catégorie des “petites mains” du monde artistique et des medias (techniciens, assistants photographes, traducteurs, correcteurs, ouvreuses…). Ils sont en chômage intermittent, ils ont reçu une formation artistique ou en sciences humaines. Comme la catégorie précédente, ils sont non syndiqués, mais engagés dans le monde associatif. Ce sont des intermittents, des indépendants, et surtout salariés. Leur “déclassement” est de type sectoriel.
La dimension sectorielle de Nuit debout est flagrante si l’on prend en considération les appartenances des présents. La moitié est issue du monde de l’art, de l’enseignement notamment supérieur, puis des médias, de l’associatif et du numérique. Cette composition ressemble d’ailleurs à celle du contre sommet du G8 en 2001, en moins militant et moins international.
On doit à cet égard considérer que ces secteurs sont en crise depuis deux décennies, face à des mutations de fond (réforme de statuts et de financement), et face à l’expansion scolaire qui, dans le contexte économique et social, crée les conditions d’une concurrence à l’université et pour l’emploi. Le vivier de mobilisation est d’autant plus important que ces secteurs dépendent surtout de fonds publics, qui se sont asséchés. Il en résulte un sentiment d’abandon à l’égard des représentants politiques de tout bord. Ces secteurs portent sur la place publique leurs luttes sectorielles et leurs réseaux militants.
On retrouve aussi à Nuit debout, une partie des milieux qui protestaient contre l’affront de la “Manif pour tous”, dont les valeurs se présentent comme radicalement opposées. Le besoin de mobilisation pourrait aussi, selon les auteurs, résulter des chocs politiques associés aux attentats de novembre 2015.
Si l’on s’intéresse maintenant aux milieux de recrutement on constate que le réseau des initiateurs du mouvement correspond pour bonne partie à celui des noyaux organisateurs de ces secteurs, même si le sens donné à la mobilisation n’était pas déterminé d’avance par ces noyaux. Plus généralement, Nuit debout constitue un lieu de sociabilité professionnelle entre personnes du même secteur, qui n’ont pas toujours l’occasion de se croiser. L’intérêt et l’amplification qui ont été accordés à cette mobilisation relève sans doute de mobiles directement professionnels, s’agissant de journalistes ou universitaires spécialistes des mouvements sociaux. Le sujet était en outre “à portée de métro’” amplifiant le succès médiatique. La “sociabilité” mise en scène pouvait flatter divers milieux, tous ceux qui rêvent de faire “faire de la politique autrement”, de manière festive, avec ouverture d’un large “marché aux idées”. Pour autant, Nuit debout n’a pas bénéficié de l’audience espérée dans l’ensemble de la population. La difficulté d’extension du mouvement aux classes populaires de même que son essoufflement ne paraissent pas résulter d’un défaut d’organisation, mais de la spécificité de sa composition sociale et de sa concentration sectorielle et géographique (Paris et l’Ile-de-France), principal lieu de recrutement des participants.
Pour conclure, on peut savoir gré aux auteurs d’avoir analysé le mouvement Nuit debout au prisme du “déclassement”, en tenant compte de ses spécificités sectorielles. Cette analyse, nécessairement partielle, n’épuise pas bien évidemment la question plus générale du bouleversement des situations et repères de classes dans une période de déconstitution historique des sociétés capitalistes.