Le processus révolutionnaire en Russie – Lectures (I)
Pour la première fois dans l’histoire, une révolution, la révolution russe d’Octobre 1917, a ouvert la voie à un processus général de transformation sociale, en rupture avec les fondements économiques du mode capitaliste de production. Ce processus ne doit pas être considéré seulement comme un commencement, il est l’aboutissement d’un mouvement révolutionnaire de près d’un demi-siècle en Russie, et ce mouvement s’est lui-même inscrit dans le sillage de la Révolution française, des révolutions populaires du XIXe siècle, de l’essor du mouvement ouvrier et socialiste dans divers pays du continent européen.
Comme la Révolution française l’avait été en son temps, la révolution russe a donc revêtu une importance mondiale. Que l’on porte un jugement positif ou négatif sur les différents moments de cette révolution, on ne peut ainsi, au plan de l’histoire, la passer aux oubliettes. La révolution russe, comme le signalait déjà Kautsky en 1905, participe des grandes révolutions des classes modernes qui se sont succédé au cours de deux siècles et demi, en tant que mouvements d’ébranlement du monde ancien [Voir Texte I — Karl KAUTSKY, Ancienne et nouvelle révolution].
La portée de la révolution russe, comme celle de la Révolution française, est d’ordre universel. Elle a exercé une influence sur le cours de l’histoire mondiale, sur le sort des classes populaires, sur les mouvements de libération des peuples. Pour peu que l’on se place dans la durée historique, il est difficile de faire silence sur son contenu, sa portée, en termes de bouleversement des rapports sociaux et des rapports de classes, mais aussi de digues opposées au libre déploiement du capitalisme et des rivalités impérialistes. Ceci, en dépit du retournement de la phase historique ascendante qui s’est opéré depuis près d’un demi siècle dans une grande partie du monde, retournement qui s’est manifesté par les revers subis par le processus révolutionnaire et populaire, en Russie et dans le monde.
On peut s’étonner qu’en France, le centenaire de la révolution d’Octobre 1917 n’ait pas donné lieu à des commémorations d’envergure, seulement à quelques colloques, émissions radio, ouvrages et numéros spéciaux de revues, expositions, événementsplus ou moins confidentiels, alors que dans d’autres pays du monde il n’en a pas été ainsi. Il semble que dans notre pays, on ait plutôt choisi de faire le black out, comme si l’on craignait de réveiller un spectre. Au sein des divers courants politiques, qui communient sur le terrain d’un certain anti-soviétisme plus ou moins raisonné, les dénonciations ne se sont pas même manifestées avec vigueur, comme lors des décennies précédentes. Quant aux rares célébrations, celles-ci se sont le plus souvent limitées à 1917, sans situer l’événement au sein d’un processus historique d’ensemble, en relation avec le développement du mouvement socialiste du XIXe siècle dans une grande partie des nations d’Europe. Comme si la révolution russe était « tombée du ciel », ou surgie d’un mouvement tellurique immanent, dans l’un et l’autre cas, simple épisode plus ou moins éphémère, qu’on pourrait en conséquence effacer désormais de l’histoire du monde.
En quelque sorte, le caractère universel de la révolution russe se trouve paradoxalement attesté par la réaction universelle de condamnation et de rejet qui tend à dominer dans la majorité des puissances capitalistes [Voir Texte III – Pierre COURTADE, Essai sur l’antisoviétisme]. Ce caractère universel de la révolution russe peut au contraire se trouver contesté, ou traité par la bande, en le rapportant à un simple avatar de l’histoire de la Russie dans son “originalité” [Voir Texte II – Georges SOKOLOFF, Le retard russe (882-2014)]
Beaucoup d’entre nous aujourd’hui, et cela n’est pas propre aux jeunes générations, ont une connaissance limitée du déroulement et des caractères du processus révolutionnaire et de la révolution russe, de son contenu économique et social, de la place qu’ils ont occupé tant dans l’histoire russe que dans l’histoire du monde, de leur signification au regard de la lutte historique de longue durée qui oppose les régimes économiques et les classes sociales du monde ancien comme du monde moderne.
Lorsque dans les discours politiques, dans la presse, on évoque cette révolution, il ne s’agit pas en général de fournir la moindre information sur cette signification et cette portée. Il est question, dans le meilleur des cas, de parler de son « échec », et de faire silence sur la portée des processus de transformation, survenus après 1917, qui visaient à fonder la société sur une autre base économique que le capitalisme. Il s’agit surtout de condamner tout court ce régime social, en se gardant d’en mentionner les enjeux historiques. On se borne le plus souvent à dresser une liste des excès, débordements, errements, crimes, avérés ou non, imputés de façon exclusive aux dirigeants politiques de ce pays, tout en masquant généralement la portée de ce [difficile] processus d’édification d’un mode de production socialiste dans un environnement capitaliste hostile.
Pour condamner par amalgame ces divers forfaits, on a “forgé”, parmi d’autres, des locutions qui font aujourd’hui office de récapitulatif : bolchevisme d’abord, puis totalitarisme et stalinisme. Depuis le processus de déconstitution de l’Union soviétique, cette anathémisation fait consensus, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Il faut cependant savoir que les condamnations de la révolution russe et de l’édification d’un nouveau régime de production, socialiste, ont été diffusées, avant que les mots mêmes de bolchevisme (ou de Staline) n’aient été portés à la connaissance du monde. Les condamnations des prétentions socialistes et communistes sont d’ailleurs bien antérieures, elles se déploient dès la première moitié du XIXe siècle.
Sans dénier que le processus révolutionnaire russe se soit déroulé de façon plus âpre que l’on aurait pu idéalement le souhaiter, il faut se demander pourquoi l’opprobre se trouve maintenant porté, de façon aussi unanime, sur la première édification d’un mode de production socialiste ? Cela ne vaut-il pas pour intimer aux classes populaires que toute prétention visant à résoudre les contradictions destructrices du capitalisme, doit se trouver nécessairement prohibée, ou reléguée aux oubliettes ? Et ceci, lors même qu’une telle prétention n’est encore qu’en gestation, comme ce fut le cas lors de la révolution de 1848, ou de la première révolution russe de 1905. Et, remontant plus avant, ne doit-on pas aussi condamner la Révolution française [sans oublier la personne de Robespierre], comme toute une mode intellectuelle contemporaine nous y enjoint aujourd’hui ?
Quelles que soient les déplorations ou critiques, légitimes ou non, portées, sur le processus révolutionnaire en Russie, il est nécessaire de comprendre que l’on ne peut analyser un grand bouleversement de l’histoire sur un terrain strictement “judiciaire”. Avant la révolution russe, la Révolution française fut condamnée pendant plus d’un siècle par les classes qui avaient perdu leurs assises dans la société, mais aussi par celles qui craignaient que cette révolution puisse aller au-delà de son contenu bourgeois. Ces condamnations ont repris vigueur aujourd’hui.
À propos de la Révolution française, le philosophe Kant, qui n’acquiesçait pas à toutes les mesures qui s’étaient imposées au cours du processus révolutionnaire, en soulignait cependant le caractère historique universel, en tant que « concernant l’humanité dans le tout de son union ». Son estimation de la portée universelle de la Révolution française, peut, plus d’un siècle plus tard, être appliquée à la révolution russe. En 1798, après la défaite des courants qui représentaient le plus fidèlement les intérêts du peuple, Kant écrivait ceci :
Un tel phénomène dans l’histoire de l’humanité ne s’oublie plus, parce qu’il a révélé […] une faculté de progresser telle qu’aucune politique n’aurait pu […] la dégager du cours antérieur des choses.
Même si le but visé par cet événement n’était pas encore aujourd’hui atteint, quand bien même la révolution ou la réforme de la constitution d’un peuple aurait finalement échoué, ou bien si, passé un certain laps de temps, tout retombait dans l’ornière précédente (comme le prédisent maintenant certains politiques), cette prophétie politique n’en perd pourtant rien de sa force. — Car cet événement est trop important, trop mêlé aux intérêts de l’humanité, et d’une influence trop vaste sur toutes les parties du monde, pour ne pas devoir être remis en mémoire aux peuples à l’occasion de circonstances favorables, et rappelé lors de la reprise de tentatives de ce genre […]