Nation, classes lutte de classes dans le Manifeste du parti communiste (1848)
À partir d’une citation du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels, nombre de commentateurs ont développé des thèses erronées sur la conception que ces auteurs se faisaient de la nation et de son rapport avec la classe prolétarienne. Voici la citation :
« Les prolétaires n’ont pas de patrie. On ne peut leur enlever ce qu’ils n’ont pas ».
Selon ces commentateurs, cette phrase reviendrait à poser la négation de la nation par le prolétariat. Henri Lefebvre 1 indique ainsi que le prolétariat selon Marx « nie la nation radicalement, pratiquement, comme il est négation active de la bourgeoisie et du capitalisme ». On doit d’abord noter que l’auteur confond les termes patrie et nation, et surtout qu’une telle affirmation ne correspond pas à une lecture attentive du texte du Manifeste. Si l’on poursuit la lecture, on note une autre phrase :
« Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par-là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot. » 2
L’historien Pierre Vilar 3 a mis en relief, dans toute leur densité, la portée de ces idées pour la conception que Marx se faisait de la nation :
« a/ La nation existe ; b/ c’est un fait politique ; c/ toute classe dominante s’érige en classe nationale ; d/ toute classe nationale s’identifie avec la nation ; e/ la bourgeoisie l’a fait, le prolétariat a vocation pour le faire ; f/ le fait national, suivant la classe qui l’assume, peut changer de sens. »
Dans cette phrase, les auteurs du Manifeste posent les rapports entre nation et classes et lutte de classes pour le socialisme. Le Manifeste donne la classe ouvrière comme “nationale” non seulement en raison de sa gestation historique, mais aussi eu égard à son devenir :
« comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe nationale, devenir lui-même la nation… »
Les nations sont des produits et des formes politiques de l’époque bourgeoise d’évolution des sociétés. Toutefois le développement du capitalisme tend à l’affirmation d’un régime cosmopolite, le marché mondial, et par là à abaisser les démarcations entre nations, briser sans cesse les barrières nationales, et finir par déconstituer les nations elles-mêmes, tout en substituant les antagonismes de classes aux antagonismes nationaux. Contre cet abaissement qui affecte les formes nationales, c’est à la classe antagoniste, le prolétariat, que revient la prise en charge de la nation.
La classe bourgeoise, dans sa phase ascendante de prise en charge, avait toutefois préparé les conditions d’une telle prise en charge. La forme nation crée les conditions d’une « action commune », « premières conditions de l’émancipation du prolétariat ». La classe ouvrière n’aurait pu se fortifier, s’aguerrir, se former, sans « s’organiser dans le cadre de la nation », sans être “nationale”, « quoique nullement au sens bourgeois du mot ».
L’idée des auteurs du Manifeste concernant la vocation du prolétariat à « devenir la nation », mais « nullement au sens bourgeois du mot », permet d’admettre que pour Marx, le dépassement de la nation de l’ère capitaliste appartient à la réalisation d’une mode de production socialiste. Le capitalisme produit les sujets historiques de son dépassement. Il suppose que le prolétariat ayant conquis le pouvoir politique, donc l’hégémonie sur la société, abolira la propriété capitaliste et les formes sociales qu’elle suscite. En ce sens, seul le prolétariat est la classe apte à « devenir toute la nation », à représenter l’unité de la nation, parce qu’il n’exploite pas d’autre classes. En d’autres termes, sa vocation à devenir la nation ne résulte pas de l’inertie des faits établis, elle résulte de la résolution de la contradiction fondamentale de la société capitaliste. La bourgeoisie avait réalisé la nation sous la forme de la propriété capitaliste. Le prolétariat réalise la nation sous la forme de la propriété sociale.
Il la réalise ainsi non pas parce qu’il élimine ce qui est international, mais parce qu’il réalise l’universel bridé et nié par le capital. La nation du prolétariat n’est plus fondée sur l’appropriation du travail d’autrui, sur le marché capitaliste en concurrence avec d’autres marchés identiques, par conséquent elle ne vise pas l’exploitation et l’oppression d’autres nations. Les relations internationales dès lors peuvent être d’unité au lieu d’être des relations d’opposition entre classes homologues. C’est en ce sens que le prolétariat n’est pas “national” au « sens bourgeois » du mot.
Marx n’admet pas la seule nation bourgeoise. Compte tenu des tendances cosmopolites du capitalisme, si la nation n’est que bourgeoise, le capitalisme développé ne connaît de nation qu’en discours. Si le nouveau régime social émerge de l’ancien qu’il révolutionne, il faut que la question nationale soit à la charge du prolétariat, par la transformation de l’ordre social ancien, capitaliste, négateur des nations. Il faut pour cela que dans l’ordre ancien déjà, le prolétariat s’affirme virtuellement comme totalité de la nation, en contradiction avec la nation et sa négation par le mouvement immanent du capitalisme. Et le cadre national constitué, jusqu’à un certain point, par la bourgeoisie ascendante, donne les conditions d’une unification organisée du prolétariat et des classes populaires pour remplir cette tâche historique.