Note sur la transition du féodalisme au capitalisme
La question de l’accumulation primitive
Le régime capitaliste n’a pas été créé par Dieu le 8 e jour. La société ne s’est pas réveillée un matin en constatant qu’elle était devenue la proie du capital, avec la séparation du producteur et des moyens de production. C’est le résultat d’un processus historique.
Quelques repères dans ce processus.
Le capitalisme apparaît en Europe occidentale, d’abord au sein de la société féodale. Et plus précisément dans la décadence de cette société (incapable de dépasser par elle-même ses contradictions).
Le capitalisme est la forme développée de la production marchande, elle-même développée dans le monde féodal. Il apparaît enté sur cette production marchande.
Commençons par cette petite production marchande.
On peut penser que le petit producteur marchand, paysan ou artisan, qui dispose de ses moyens de production va se développer graduellement jusqu’à devenir capitaliste.
Ce n’est pas faux. Mais c’est un mode de développement qui présente plusieurs défauts. Marx écrit :
« Nul doute que maint chef de corporation, beaucoup d’artisans indépendants et même d’ouvriers salariés, ne soient devenus d’abord des capitalistes en herbe, et que peu à peu, grâce à une exploitation toujours plus étendue du travail salarié, suivie d’une accumulation correspondante, ils ne soient enfin sortis de leur coquille, capitalistes de pied en cap. L’enfance de la production capitaliste offre, sous plus d’un aspect, les mêmes phases que l’enfance de la cité du moyen âge, où la question de savoir lequel des serfs évadés serait maître et lequel serviteur était en grande partie décidée par la date plus ou moins ancienne de leur fuite. Cependant cette marche à pas de tortue ne répondait aucunement aux besoins commerciaux du nouveau marché universel, créé par les grandes découvertes de la fin du XIV e siècle. » (Le capital, Livre I, t. III, chap. XXXI.)
Le développement graduel du petit producteur en capitaliste n’est donc pas le mode principal du développement du capitalisme dans l’histoire empirique.
Revenons à la question de la ruine de l’ordre féodal, et de tous les modes y correspondant, qui se produit depuis la fin du XIV e siècle (au moins). C’est un processus qui court sur deux ou trois siècles.
La ruine progressive de la grande propriété féodale, à laquelle les serfs doivent d’ailleurs leur affranchissement, entraîne une paupérisation de grandes masses de population rurale, une prolétarisation et une sous-prolétarisation, avec une population « sans feu ni lieu » jetée sur les routes, qui conflue vers les villes, où elle grossit la masse de pauvres et d’indigents.
Cette ruine fragilise la petite production marchande organisée sur des modes féodaux.
Dans cette ruine va opérer le “bélier” qui ouvre la voie à la production capitaliste proprement dite, l’accumulation d’argent.
L’accumulation en privé de richesses (en argent) pouvant servir de moyen d’achat universel remonte loin. Elle se rencontre dans le régime économiques et sociaux les plus divers.
Elle prend de formes diverses. À côté du vol, du pillage, etc., les deux formes principales « qui, écrit Marx, poussent sous les régimes d’économie sociale les plus divers […] c’est le capital usuraire et le capital commercial ».
Avec les “grandes découvertes”, et les colonisations, (c’est-à-dire l’or d’Amérique, les sources de matières premières, des produits nouveaux, etc.) l’accumulation d’argent dans les mains des grands négociants, et de créditeurs (usuriers, bancocrates, etc.) s’est considérablement développée au XVI e et XV IIe siècle.
Ces accumulateurs tendent à s’approprier les dépouilles des féodaux. En ce sens, ils contribuent à bouleverser la petite production marchande, et à précipiter de nombreux producteurs dans la population laborieuse ruinée, « sans feu ni lieu ».
Pour ne pas rester un trésor improductif, les masses d’argent accumulé doivent trouver à s’employer dans la production, à une échelle qui leur corresponde, c’est-à-dire en grand, à grande échelle. Elles supposent donc pouvoir disposer de nombreuses forces de travail dépourvues de moyens de production.
Par bonheur, leur action, conjointe à la ruine de la production féodale, leur en livre les premiers contingents.
À propos du milieu du XVI e siècle, en France, un historien écrit :
« Forcés par le besoin, aiguillonnés par la faim, ils venaient par bandes se réfugier dans les villes. Fermiers ruinés, manœuvres sans ouvrage ne possédant plus que leurs âmes, parce qu’elles n’avaient pu être vendues, affluaient vers la capitale, où la famine les poursuivait encore. » (Louis BOUCHER, Étude sur la Salpétrière, 1883).
Dans le Préambule “de lettres patentes” (délivrées par le Roi) de 1656, il est observé :
« Les ordonnances de Police relatives aux Pauvres se sont trouvées, par suite des temps, infructueuses et sans effets. Le nombre des malheureux s’est augmenté au-delà de la créance commune et ordinaire. » (Archives nationales MM 227)
Mais il faut les “dresser” au travail à grande échelle, aux nouvelles formes de travail voulues par la production capitaliste.
En France (comme en Angleterre) au XVIe et au XV IIe siècle, on voit s’empiler les lois relatives à l’embrigadement et à l’encadrement des populations paupérisées dans la nouvelle production. Cela sera essentiellement du ressort de la puissance publique.
Le rôle de la puissance publique est d’autant plus important que cette transition vers le régime capitaliste est une effroyable anarchie générale, dominée par la seule soif d’enrichissement individuel immédiat, sans vue d’ensemble, sans systématique (normes, techniques, de production de produits), dans le cadre d’une concurrence “mondiale” violente et peu soucieuse de règles entre accumulateurs d’argent (pirates, corsaires = pirates accrédités par le Roi), à la base de grandes compagnies de commerce anglaises, françaises et hollandaises), anarchie où prospèrent nombre “d’irréguliers”, etc.
Le rôle de la puissance publique, ou de l’État, dans l’accumulation primitive, se retrouve dans tous les pays concernés par cette formation historique du capitalisme (Angleterre, France, Hollande).
Il y a, écrit Marx,
« différentes méthodes d’accumulation primitives que l’ère capitaliste fait éclore. [Mais] toutes sans exception exploitent le pouvoir de l’État, la force concentrée et organisée de la société, afin de précipiter violemment le passage de l’ordre féodal à l’ordre économique capitaliste et d’abréger la phase de transition ». Le capital, livre I, t. III, chap. XXXI.
L’État a notamment un rôle économique et un rôle politique.
« Le procédé de fabrication des fabricants fut encore simplifié sur le continent, où Colbert avait fait école. La source enchantée d’où le capital primitif arrivait aux faiseurs [faiseurs de plus-value], sous forme d’avance et même de dons gratuits, y fut souvent le trésor public. » Le capital, livre I, t. III, chap. XXXI.
Ces libéralités du Prince ont une raison économique fondamentale. Marx dit :
« Le minimum de la somme de Valeur dont un possesseur d’argent ou de marchandises doit pouvoir disposer pour se métamorphoser en capitaliste varie. À l’origine même de la production capitaliste, quelques-unes de ces industries exigeaient déjà un minimum de capital qui ne se trouvait pas encore dans les mains des particuliers. C’est ce qui rendit nécessaire les subsides de l’État accordés à des chefs d’industries privées — comme en France du temps de Colbert. » Le capital, livre I, t. I, chap. XI.
Soulignons en passant que l’État joue des rôles “techniques”, définition de normes techniques, réglementation qualitative des importations et des exportations, y compris lutte contre les contrefaçons. Au surplus le protectionnisme est un facteur de l’accumulation primitive, dans tous les pays, Hollande, Angleterre, France.
L’État ne soutient pas exclusivement, il s’en faut de beaucoup, les seuls gros accumulateurs d’argent, gros commerçants par exemple. Il tend à aider la création d’une nation capitaliste, et donc d’une classe de capitalistes liée à la généralisation de la production capitaliste en gésine.
Au reste, étant entendu que si l’État est créancier, il est aussi symétriquement débiteur des accumulateurs d’argent. Les bancocrates, financiers, rentiers, courtiers et bien sûrs aventuriers, mènent joyeuse vie…
La « force concentrée et organisée de la société » qu’est l’État soutient et organise autant que faire se peut la “rencontre” entre accumulateurs d’argent et force de travail “libre”, le passage de celle-ci sous l’autorité de ceux-là. On a évoqué les lois sur les pauvres. Mais l’État participe aussi à l’enrôlement de ces pauvres sous l’autorité de l’argent accumulé, par le truchement d’institutions d’État, il s’agit de plier les pauvres au travail du régime de manufacture.
Dans les lettres patentes sur l’Hospital General Charitable, de mars 1657, on lit : « La fin du dessein est, suivant ce beau modelle de l’Hospital de Lyon, d’oster la mandicité et l’oisiveté, et d’empescher tous les desordres qui viennent de ces deux sources, establir des manufactures […] » (Archives Nationales, MM 227.)
Dans un mémoire sur l’Hopital général de Paris du 30 décembre 1666, on lit : « Depuis le mois d’avril 1665 il a fallu faire de grands efforts pour enfermer les pauvres ; il en a fallu de plus grands pour les faire travailler. » (Bibliothèque Nationale, Manuscrits 11364).
En France, l’Hopital général est le nom générique d’une institution destinée à dresser ceux « qui ne possèdent que leur âme » au travail manufacturier. L’Hopital général existe à Paris, où il est composé par « cinq maisons », La Pitié, La Salpètrière, Bicètre, Scipion, La Savonnerie, et aussi à Dijon, Reims, Beaune, Narbonne, Langres, Troyes… C’est en fait un ensemble d’ateliers manufacturiers, où sont “secourus” des masses de pauvres ; dans les établissements de Paris, en 1666, il y a 5 324 pauvres ouvriers, en 1663 l’Hopital général a vu passer au moins 63 177 pauvres (in : Procès verbal de Messieurs Doviat et Saintot, commissaires députez par la Cour, pour reconnoitre l’estat de l’Hopital General, et ses urgentes necesitez, AN. MM 227).
Il ne faut pas bien entendu “exagérer” le rôle de l’Hopital général dans l’accumulation proto-capitaliste, y voir un facteur à soi seul décisif. Mais il est exemplaire (en France) dans son principe.
Aussi bien ses “succès” ne laissent pas d’être, sous un certain aspect problématiques. En effet, il peut, tendanciellement, opérer comme machine à fabriquer des “pauvres”, car plus il est efficace, plus il menace la petite production artisanale. En ce sens d’ailleurs il fonctionne bien comme production manufacturière, qui est le plus puissant facteur de ruine de la petite production. C’est ce que constatent les sieurs Doviat et Saintot cités plus haut « On a fait ce que l’on a pu pour établir des manufactures et des métiers dans l’Hopital, et que la principale raison qui en a empêché, a esté la crainte de faire de nouveaux pauvres, et de faire préjudice aux artisans de Paris […] On a offert aux Marchands et aux artisans toutes les mains de l’Hopital, pour s’en servir, même gratuitement. »
La réunion sous l’autorité du capital des forces de travail et des moyens de production s’opère aussi dans les colonies (lorsqu’il y en a), avec une grande violence.
Au total l’accumulation primitive est un processus historiquement progressif. Mais c’est le peuple qui “paye” ce progrès historique.
À ce propos, notons que si, comme le dit Marx, le capital arrive au monde couvert de sang et de boue, les régimes féodaux étaient au monde et tentaient de s’y maintenir également couverts de boue et de sang. De même que la critique du féodalisme ne doit pas être une absolution du capitalisme, ainsi la critique du capitalisme ne doit pas se transformer en apologie des régimes antérieurs. En outre, un marxiste, doit s’élever à la représentation du mouvement historique dans son ensemble, et doit d’abord comprendre les différents processus, sous leurs figures aimables ou désagréables, honnêtes ou criminelles, en raison de leur inscription dans la marche progressive de l’histoire.
La condition essentielle du développement du capitalisme est la séparation du producteur immédiat et des moyens de production, pour leur réunion sous l’autorité, dans la forme, du capital. Il apparaît également que la “première” accumulation capitaliste suppose l’accumulation préalable, sous forme d’argent notamment, pouvant être moyen d’achat des moyens de production et des forces de travail. Il apparaît enfin que la puissance publique, l’État, a un rôle important.