Revue de presse : Trois articles à propos du processus de l’ébranlement de l’ordre mondial
Les trois articles présentés ci-après se présentent comme, trois projections, trois focales à propos d’un même objet : le processus de transformation du statu quo mondial.
Pour Éric Pomès et Mathieu Grandpierron, la période est marquée par une transition de puissance, passant d’un ordre mondial selon les règles de la puissance américaine à un autre selon celles de la Chine. Une telle transition ne remet pas en cause le régime économique capitaliste, plutôt les règles qui gouvernent la mondialisation en fonction de celui qui détient la puissance. Sur le même thème, en relation avec la guerre en Ukraine, Xavier Guilhou, se préoccupe plus largement de l’accélération du phénomène global de déconstruction de l’ordre du monde, achèvement de la pluriséculaire “parenthèse” au cours de laquelle « l’occident contrôlait » cet ordre. Il aborde aussi dans ce contexte la question de la plus grande dépendance de l’Europe et de la faiblesse profonde des États-Unis eux-mêmes. André Laramé pour sa part considère la nouvelle configuration mondiale, comme expression d’un changement d’ère, au sein de laquelle une mondialisation éclatée en blocs plus ou moins solidaires, remet en cause la liberté mondiale des échanges, au profit de politiques protectionnistes.
« Transition de puissance » ?
Le mensuel de géopolitique Conflits de novembre publie un article de deux chercheurs à l’ICE, Éric Pomès et Matthieu Grandpierron, « La transition de puissance au XXIe siècle ». Ils cherchent à établir les caractères généraux et particularités actuelles des processus qu’ils nomment « transition de puissance », c’est-à-dire des modes de remplacement de la suprématie d’une grande puissance dans “l’ordre international”, par la suprématie d’une autre puissance, ou par un autre type d’ordre.
Les auteurs veulent rendre compte de profonds changements qui affectent les relations internationales. Ils observent une contestation de la suprématie des États-Unis venant « au grand jour » en 2014, et qu’on suppose donc plus souterraine avant ce moment.
Le caractère essentiel de cette période de « transition de puissance » est, selon eux, la rivalité entre deux grandes puissances, les États-Unis et la Chine – celles-ci contestant la suprématie de celle-là. Quelle que soit la pertinence de cette projection, lorsqu’elle suppose probable une transition de la Chine sur le mode de “l’accommodement”, elle tient compte de sa situation “ambigue”, c’est-à-dire tout à la fois liée aux règles internationales dans les échanges, et les contestant comme contrariant sa propre expansion.
Les auteurs voient en outre comme transitoire un état de choses dans lequel la suprématie américaine serait remplacée par un “ordre” avec plusieurs centres de décisions, dans chacun desquels une puissance grouperait autour d’elle d’autres pays, s’imposerait dans une partie du monde où elle seule aurait la suprématie. Il reste à établir si cela serait l’assurance de la transition qu’ils supposent, ou rendrait compte plutôt de tendances en cours vers une situation d’absence “d’ordre”.
Il est un élément éclairant de leur analyse lorsqu’est évoquée la situation de la puissance américaine. Sa primauté d’hegemon était acceptée par d’autres puissances et pays qui en bénéficiaient ; ceux-ci tendent maintenant à remettre en cause leur soumission aux règles internationales favorisant la suprématie américaine, et donc aux moyens de leur imposition au monde. Cependant que les États-Unis recherchent des moyens de conserver leur suprématie, en dépit des règles de droit mêmes qu’ils revendiquent.
Les auteurs mettent aussi utilement en lumière le rôle et l’évolution du contenu du droit international dans la survenue, l’imposition, ou la contestation de la suprématie d’une puissance. Le droit international sert « d’instrument de régulation des relations internationales », à même de contraindre les comportements des États. C’est ainsi que la puissance qui a la suprématie, avec le consentement suffisant de puissances secondaires bénéficiant tant soit peu de l’ordre existant, « profite de son pouvoir pour façonner et remodeler le droit international dans son intérêt ». Ce qui peut se présenter comme “droit” au nom de principes défendus comme universels, se révèle assez facilement être surtout adapté aux intérêts de la puissance dominante, et son contenu assez “plastique” pour s’adapter auxdits intérêts dans chaque période. C’est pourquoi le contenu du droit international, loin d’être une vérité absolue et intangible, a évolué selon les périodes historiques, et la disposition des forces des puissances en présence. Les auteurs en montrent les différentes séquences, depuis le XIXe siècle, son évolution incluant ou excluant les petits pays, les pays vaincus, l’Union soviétique, ou encore des “États voyous”, selon la situation internationale et les jeux de puissances. Il ressort de façon plus globale de leur bilan, que l’ordre international et le droit international ont été marqués depuis un long temps par l’influence et la domination “occidentale”. Les positions des puissances montantes sont alors le plus souvent données comme « contraires à l’ordre international » et combattues « au nom de la communauté internationale ».
L’exposé des auteurs, qui rend compte de la profondeur de changements dans les relations internationales ne débouche pas sur une interrogation quant à l’existence des causes mêmes de cet affaiblissement de la suprématie américaine, et au-delà “occidentale”, sur les possibilités des pays qui la contestent, ni sur la nature de la situation “ambiguë” de la Chine. La recherche de puissance, de maintien ou de contestation de la suprématie, la défense d’intérêts ou l’invocation de principes idéologiques, s’ils sont des mobiles, ne sont pas des causes.
« Déconstruction du monde » ?
Xavier Guilhou, ancien responsable de la DGSE dans les années 1980, publie dans la revue Conflits d’avril 2022, l’article « Que nous apprend la guerre en Ukraine ? Que la déconstruction de “l’ordre du monde” s’accélère ! »
Dans le but d’éclairer le public et les décideurs, et comme préalable nécessaire à toute définition d’une stratégie nationale, l’auteur s’efforce de caractériser les profonds changements en cours dans les relations internationales et les règles qui les encadraient.
« Les marqueurs d’une accélération de la bascule de l’ordre mondial sont là. »
“Accélération” qui suppose que ce processus de basculement est antérieur à la guerre en Ukraine qui introduit l’article (avril 2022). Cette “bascule” voit les relations internationales se détacher de celles établies avec le Traité de Versailles (1919) puis les accords de Yalta (1945).
X. Guilhou replace le conflit en Ukraine en perspective. Les États-Unis ont « un but de guerre » « éliminer leur adversaire », la Russie, puissance non soumise, selon le schéma du “regime change”. Cette « posture belliqueuse » des USA ne laisse « aucune marge de manœuvre aux Européens », les sanctions prises contre la Russie – fait valoir l’auteur dès le mois d’avril – sont un « piège qui se referme sur les Européens ». Ce constat n’indique donc pas seulement une faiblesse des pays européens et de l’Union européenne, mais aussi l’amoindrissement de la suprématie américaine et l’advenue d’autres velléités d’indépendance, voire d’accession à la puissance. Signe encore d’un changement de configuration, l’auteur remarque que les négociateurs entre Russie et Ukraine ne se sont nullement trouvés [dans les semaines qui suivirent] être des pays d’Europe, mais la Turquie, Israël, la Chine.
« La moitié de la population mondiale n’est pas concernée » par le conflit en Ukraine, et « pour la première fois les USA n’ont pas obtenu une adhésion totale ». Le « reste du monde », montre X. Guilhou, a compris que les actuelles règles dictées par les USA n’assurent plus un ordre stable et « qu’il était temps de se protéger ». La Chine, l’Inde, l’Arabie Saoudite engagent la « dédollarisation » de leurs échanges et cela constitue « un tournant majeur » dans les relations internationales, dans la situation mondiale. Les guerres en Irak et Syrie, la fin des accords de Yalta, et la fin du Pacte de Quincy (qui avait instauré une alliance stratégique sur l’énergie entre USA et Arabie Saoudite en 1945),
« toute cette construction qui a assis la prééminence des États-Unis sur l’ordre du monde est définitivement morte. » « Nous sommes juste face à un retour de l’Histoire et à la fermeture d’une parenthèse où l’Occident a contrôlé “l’ordre du monde”. »
« Changement d’ère » ?
André Larané, directeur du site d’histoire et de stratégie herodote.net, identifie lui aussi, dans son éditorial du 24 novembre 2022, un « changement d’ère ». D’autres analystes décrivent un changement profond dans les relations internationales sous l’angle politique stratégique, sans que le rôle de l’économie et des relations économiques n’apparaissent beaucoup dans ce processus. André Larané s’intéresse plus à ces dernières, à l’évolution des règles commerciales et aux situations liées. Ce « changement d’ère » voit « la fin d’un cycle » de « mondialisation » qui s’est poursuivi depuis le Kennedy Round après la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à la création de l’OMC en 1994. Observant il y a vingt ans les prémisses d’un tarissement de la liberté sans freins des échanges internationaux, il supposait alors
« la fin prochaine de cette mondialisation en entrevoyant la constitution de blocs plus ou moins solidaires : Amériques, Europe-Russie-Méditerranée, Asie du sud et pays de l’Océan Indien, Extrême-Orient. »
Il veut reconnaître aujourd’hui que ce n’est cependant pas le schéma qu’il voit advenir.
« Nous nous en éloignons dans les faits pour des raisons qui tiennent plus à l’idéologie et aux aléas géopolitiques qu’à la rationalité économique. »
En d’autres termes, selon l’éditorialiste, ce n’est pas une ère nouvelle qui advient, ni une “mondialisation” en quelque sorte éclatée, dans laquelle la formation de blocs d’intérêts économiques et commerciaux de pays (plus ou moins par parties du monde) prendrait la suite de la liberté des échanges sans obstacles politiques à l’échelle mondiale. Il observe la Russie détachée de l’Europe, peu de perspectives sérieuses de développement dans les pays méditerranéens et du Moyen-Orient, et la Chine à la peine dans son projet des Nouvelles Routes de la Soie. En Europe, « la rébellion » des électeurs et les fragilités industrielles révélées par la crise du Covid « refroidissent les ardeurs libre-échangistes ». La guerre en Ukraine « a fait tomber les masques ». Elle révèle d’une part la fragilité des liens dans l’UE, chacun agit d’abord pour se protéger ; d’autre part que ces Européens divisés sont « en matière militaire et stratégique » « plus dépendants que jamais » des États-Unis, qui « forts de leur toute-puissance militaire, usent ouvertement de celle-ci pour briser ce qui reste de l’autonomie européenne ».