Un modèle de fascisme sous le masque de l’anticapitalisme – Un ouvrage de Drieu la Rochelle (1934)
L’ouvrage de Drieu la Rochelle [1] a été publié en France dans la foulée de la crise générale du capitalisme qui se révèle en 1929, suivie en 1933 par l’avènement en Allemagne du fascisme hitlérien [nazisme].
En France, la crise survient plus tardivement que dans les autres pays capitalistes. Elle se traduit par un cortège de fermetures d’usines, un chômage massif, une période déflationniste conduisant à des baisses de salaires, comme du revenu paysan. Des artisans et commerçants s’appauvrissent, des petits industriels, et même des affairistes sont menacés dans leurs acquis. Au plan politique, les partis traditionnels sont discrédités par de multiples « affaires » et se révèlent incapables de maîtriser la situation. La démocratie représentative parlementaire est discréditée. Les ligues d’extrême droite voient grandir leur influence et tentent le 6 février 1934 une sorte de coup politique insurrectionnel qui échoue. Il sera le prélude à un renforcement de courants fascistes français.
Au plan international, les préparatifs de la Seconde Guerre s’intensifient.
C’est dans ce contexte qu’en 1934, Drieu la Rochelle publie son ouvrage Socialisme fasciste, qui prétend résoudre par le fascisme les maux de la société capitaliste en crise. Spéculant sur les mécontentements qui s’expriment dans toutes les catégories sociales, il s’efforce de les “appâter” en prenant appui sur l’état de “déroutement” qui résulte de l’état de crise économique et politique.
Du recueil de textes constituant le livre Socialisme fasciste, il ne sera retenu que certains extraits, ceux qui montrent comment Drieu la Rochelle tire parti des conditions désastreuses de la situation économique et politique d’alors, pour faire miroiter des solutions imaginaires, en partie au nom du socialisme, de l’anticapitalisme, ou de la “démocratie directe”. De fait, ce que Drieu la Rochelle préconise, sous couvert de résoudre les problèmes économiques et politiques d’une nation soumise à la crise du capitalisme, aboutit à remettre en cause les institutions républicaines, sous couvert de « donner la parole au peuple » alors que celui-ci, dans son état d’inorganisation politique, ne peut faire aboutir ses visées historiques.
La crise des années trente et la décomposition des partis en France. Le “système” et ses profiteurs
Dans le chapitre II, « La situation en France », la première partie, écrite en mars 1934, est intitulée « Les évènements de février ou la balançoire », Drieu désigne dans cette partie « la faiblesse de toutes les vieilles formations politiques », qui s’est manifestée au cours des évènements de février 1934. Il dresse un état de la désagrégation des partis. Les mondes de droite et de gauche reposent, selon lui, sur les mêmes bases sociales et géographiques avec les mêmes combinaisons politiques, elles ne se séparent que sur le partage des bénéfices. Il analyse ce qu’il nomme les deux droites, qu’il trouve inégales, avec l’Action Française minoritaire, peu liées aux classes populaires, puis les deux gauches, radicale et socialiste, qui mettent en interrelation riches et pauvres, bourgeois, paysans, fonctionnaires. Il constate par ailleurs l’impuissance des partis prolétariens, les communistes étant selon lui insignifiants. Quant au monde des affaires, il est présent partout dans les quatre partis.
Drieu la Rochelle se fait le porte-parole des critiques d’une partie de la population contre le “système” politique en place, la corruption des partis, leur centration sur leurs intérêts propres plus que sur l’intérêt de la société. à noter que cette critique du « système », plus que du régime économique, constitue un thème privilégié, récurrent dans les milieux d’extrême droite et fascisants [thème qu’il arrive à la gauche de reprendre à son compte].
Le monde radical et socialiste, écrit Drieu, « c’est le monde des places, des prébendes, des bureaux de tabac et des recettes, des croix et des retraites ». Les affidés de ces partis participent aux bénéfices économiques : les commerçants, les industriels, les avocats, les politiques (nombreux et prospères aussi à droite), ainsi que les « fonctionnaires qui concussionnent ». Le monde des partis national, républicain ou monarchiste, porte, lui aussi ses croix, se distribuant les places : beaucoup de fonctionnaires, des officiers, des professeurs, des grands administrateurs. L’auteur n’oublie pas le monde paysan « qui grappille à droite et à gauche ». Les deux mondes qui s’opposent dans le jeu parlementaire participent des deux côtés « au système économico-politique de la démocratie capitaliste ». Quant aux velléités de l’Action Française et du monde communiste, elles se révèlent incapables d’entraîner de leur côté, respectivement, le monde de droite et le monde de gauche, qui se tiennent l’un l’autre sans se dominer : « le monde de gauche a un instrument de chantage – les élections, le monde de droite a un instrument de chantage – la presse. ».
Les évènements des 6, 9 et 12 février 1934 ne font que confirmer le diagnostic : « le monde d’extrême-gauche est incapable de renverser le capitalisme, comme le monde d’extrême-droite est incapable de renverser la démocratie. » Pour lui, l’Action Française et les communistes eux aussi « tiennent au système. » Tous ces mondes se tiennent, l’impuissance est totale, et face à cette impuissance à rassembler, il convient, selon Drieu, de créer un nouveau parti, qu’il estime capable de sauver la situation.
« Un parti national et socialiste » sous l’emblème du fascisme allemand, pour une “démocratie directe” contre la démocratie représentative
Selon Drieu la Rochelle, le « système » ne fonctionne plus, l’équilibre des forces est rompu entre les partis traditionnels, sur fond de crises ministérielles et de scandales à répétition. Comme aucune des forces existantes n’est capable à elle seule de résoudre les problèmes, « il faut donc créer une force nouvelle ». Les forces centrifuges doivent être fusionnées sous une force plus grande. Les partis usés, sclérosés, débordés, doivent être remplacés sur une base large par un parti unique pratiquant de nouvelles méthodes. Ce parti se construira sur le modèle des grands partis qui ont triomphé « à Moscou, à Rome, à Berlin, à Angora [=Ankara], à Varsovie et à Washington. » « Ce parti ne peut être que national et socialiste ». C’est ainsi l’intitulé même du Parti nazi allemand que Drieu la Rochelle reprend à son compte.
Selon lui, depuis la fin de la guerre, « la dislocation du capitalisme » a provoqué une nouvelle série de révolutions, dont il feint de ne pas discerner les finalités opposées. Il met ainsi sur le même plan les véritables révolutions qui visent à résoudre les contradictions du régime capitaliste, et les pseudo-révolutions réactionnaires [régimes fascistes] qui le prolongent par la suppression des institutions démocratiques et l’usage de la terreur. Pour lui, la révolution commencée en Russie (1917) – révolution socialiste –, aurait été relayée par la “révolution” fasciste italienne (1922-1925), et enfin par le national-socialisme en Allemagne (1933) – c’est-à-dire le fascisme nazi.
Pour l’objectif que poursuit Drieu la Rochelle, le capitalisme défaillant doit devenir un capitalisme d’État. Tous les capitalistes devront se ranger sous l’autorité de ce seul capitalisme. [Il devra en être de même pour les travailleurs]. La transformation économique exige « une main de fer », avec une « police qui institue et gère [ce] capitalisme d’État ». Cette police sera tout à la fois une police de la production et de la répartition, sans modifier son fondement capitaliste. Au plan politique, il va de soi que l’instauration de ce régime fasciste exige la fin de la démocratie représentative.
Pour exercer le pouvoir dictatorial que nécessitent ces objectifs, il faut un « parti qui noyaute la nation », l’obéissance dans le parti et au parti étant absolue. Une nouvelle élite avec sa classe d’appui et de privilège, se recrutera dans toutes les classes sociales. On maintiendra, à la marge, sans pouvoir législatif, comme une vitrine, le principe de la représentation du peuple, car on ne peut l’abolir tout à fait, on conservera, comme en Allemagne et en Italie « un fantôme de parlement ».
Faire triompher le courant fasciste par un travail de sape à tous les échelons
Sur le modèle du parti mussolinien, le parti rassemblera les extrêmes, l’Église, les Francs-Maçons, le capitalisme et le syndicalisme, la droite et la gauche, les pacifistes et les impérialistes.
La préparation de la prise du pouvoir du mouvement fasciste se fera [comme en Italie et en Allemagne] par un travail de sape des différentes factions qui, spéculant sur les diverses insatisfactions de la population, organiseront le désordre pour discréditer les gouvernements élus, subvertir le gouvernement en place. Plusieurs factions pourront concourir à la révolution avec en marge des groupements d’intellectuels cohérents.
« Quelques centaines de meneurs qui viennent au hasard de toutes les classes et qui se répandent dans la foule et qui travaillent pour quelques chefs : voilà qui suffit. »
Les classes populaires et toutes les catégories menacées par une crise durable, pourront être séduites par l’argument d’un parti rassembleur, qui prétend régénérer la société, contre les disputes des différents partis pour la course au pouvoir et aux prébendes. Elles pourront être séduites aussi en raison de l’impuissance des partis au pouvoir qui se succèdent d’année en année sans résoudre les problèmes économiques et sociaux. Il ne faudra pas épargner la propagande mensongère, les menaces et les attaques contre tous les élus.
Une grande partie de la population pourrait encore être séduite par un principe anarchiste de “démocratie directe” où tout serait résolu par la parole, sans délibérer, et ceci sans toucher véritablement la base économique capitaliste.
La nouvelle élite forgera de nouveaux instruments pour sa propagande : « les instruments ne sont plus la tribune parlementaire ». Ils sont plus directs et rayonnants : c’est la presse et la radio, et, comme dans le modèle hitlérien, la persuasion par la propagande répétée. Plus le mensonge est gros plus il apparaît comme la vérité. La presse complétée par la radio deviennent les véritables instruments de gouvernement. « Plus besoin d’intermédiaires, plus besoin de députés ». Le Parlement est une institution tuée par la presse et la radio comme le journaliste Mussolini l’a bien montré « le somnambule du haut-parleur et de la radio comme Hitler. »
« La Radio détruit la nécessité de la procédure parlementaire et ramène aux formes anciennes de la vie publique ». Les gouvernants parlent directement à la foule, ce qui « nous rejette à la cité antique ou moyenâgeuse, à la horde germanique ou gauloise et […] à la forme par excellence de la démagogie, la dictature. »
Il faut noter que le projet d’inspiration fasciste préconisé par Drieu la Rochelle, copie conforme des modèles italiens et allemands, ne parviendra pas à prévaloir dans les années 30 et le contexte français. La population lui opposera la tactique du Front populaire. Ce n’est que lors de la Seconde Guerre mondiale, sous l’occupation d’une puissance étrangère, l’Allemagne nazie, que la logique antirépublicaine parviendra, pour quelque temps, à s’imposer.
- 1. Drieu La Rochelle, intellectuel mondain, a participé des différents courants littéraires d’après-guerre, surréalisme, dadaïsme, notamment. En 1934, il se détourne des milieux intellectuels de gauche pour se rallier aux Anciens Combattants et à l’Allemagne de Hitler. Avec Bertrand de Jouvenel, il se rend à Berlin pour être accueilli par Otto Abetz dont il devient l’ami. Il publie à son retour Socialisme fasciste, recueil de quelques 24 textes écrits en 1933 et surtout 1934. Il fréquente jusqu’en 1945, les partis fascistes de l’époque (PPF de Doriot notamment). En novembre 1941, il se rend à Berlin à l’invitation de Goebbels en compagnie d’intellectuels collaborationnistes, Robert Brasillach, Abel Bonnard, Ramon Fernandez, Marcel Jouhandeau, Jacques Chardonne. à la Libération, avant d’être arrêté pour intelligence avec l’ennemi, il se suicide. ↵