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Une page de philosophie – De l’accès de l’homme et du peuple à la majorité politique et à la capacité souveraine – Emmanuel KANT – Qu’est-ce que les lumières  ? (1784)

 

Les éléments du texte d’Emmanuel Kant Réponse à la question  : Qu’est-ce que les Lumières  ? qui sont ici présentés ne sont pas à considérer comme une reproduction fidèle et exhaustive de son contenu. Ce manifeste de Kant, élaboré cinq ans avant le surgissement de la Révolution française, et vingt deux ans après ce qui a pu être considéré comme un signal annonciateur, le Contrat social de Rousseau, réfracte les réalités contrastées d’une époque, tout à la fois lointaine, en termes d’histoire, et proche de nous par les préoccupations qu’elle révèle. Il est fait état, d’un côté de l’éveil des progrès humains en matière de connaissances, et plus encore en matière d’aspiration à développer les capacités humaines de maîtrise du monde matériel et social  ; d’un autre côté, subsiste, dans un monde encore pour l’essentiel plongé dans les ténèbres, la pesanteur des entraves qui s’opposent à ces progrès et aspirations.

Au regard de cette réalité contradictoire, qui n’est pas en tous points étrangère à notre actualité, on a retenu les passages de l’écrit de Kant, qui, pour un individu ou pour un peuple, n’ont rien perdu de leur actualité. Pour un individu, ces passages incitent à chercher et construire les moyens de maîtrise de son propre devenir, et, pour un peuple, de travailler à développer et reconstituer sa capacité souveraine, en comprenant que ces deux quêtes ne peuvent être poursuivies l’une sans l’autre.


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Emmanuel Kant parle de l’état de minorité de l’homme, c’est-à-dire de son immaturité, de son incapacité à se servir de son entendement (de son pouvoir de penser) sans la direction d’autrui. Il considère que l’homme en est responsable puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage.

«  Aie le courage de te servir de ton propre entendement  ». Voilà la devise des Lumières.

Bien que la nature ait affranchi les hommes depuis longtemps, un grand nombre reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, laissant à d’autres le soin de se poser comme leurs tuteurs. Il est si aisé d’être mineur, de se laisser guider voire mener comme un troupeau. Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner la peine de décider moi-même. Je n’ai pas besoin de penser  ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux. Persuader la grande majorité des hommes qu’il est très dangereux pour eux d’effectuer ce pas en avant vers leur majorité, outre que c’est une chose pénible, c’est cela à quoi s’emploient ceux qui se posent comme leurs tuteurs qui, très aimablement, par “bonté” ou pour leurs propres intérêts, ont pris sur eux d’exercer une haute direction sur l’humanité. Ceci, après avoir rendu bien sot leur bétail domestiqué, et avoir soigneusement pris garde que ces paisibles créatures n’aient pas la permission d’oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermés. Ils leur montrent les dangers qui menacent ces créatures si elles essayent de s’aventurer seules au-dehors, hors des sentiers balisés. Or, ce danger n’est vraiment pas si grand, car elles apprendraient bien enfin, après quelques chutes, à marcher  ; mais des accidents de cette sorte rendent néanmoins timide, et la frayeur qui en résulte, détourne ordinairement d’en refaire l’essai.

Il est donc difficile pour chaque individu pris séparément de sortir de la minorité qui est presque devenue pour lui, sa nature même. Il s’y est si bien complu qu’il se révèle dans le moment incapable de se servir de son propre entendement, ceci parce qu’on ne lui a jamais laissé en faire l’essai. Aussi sont-ils peu nombreux ceux qui sont arrivés par le propre travail de leur esprit à s’arracher à la minorité et à pouvoir marcher d’un pas assuré. Mais il est dans le domaine du possible, et même de l’inévitable à terme, qu’un public [un ensemble d’hommes, un peuple] s’éclaire lui-même, pour peu qu’on lui en laisse la liberté. Un peuple toutefois ne peut parvenir que lentement aux Lumières. Une révolution peut bien entraîner la chute du despotisme personnel et de l’oppression intéressée ou ambitieuse, mais jamais une vraie réforme de la méthode de penser  ; tout au contraire, de nouveaux préjugés surgiront qui serviront, comme les anciennes lisières [limites] à entraver la pensée.

Or, pour accéder aux Lumières, rien d’autre n’est requis que la liberté  ; la liberté la plus inoffensive qui soit, celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines.

On doit cependant considérer que partout il y a limitation de la liberté.

Mais quel mode de limitation se révèle contraire aux lumières  ? Lequel ne l’est pas, et, au contraire lui est avantageux  ? Kant répond  : l’usage public de notre propre raison, c’est-à-dire exposé à la vue de tous, doit toujours être libre, et lui seul peut amener les Lumières parmi les hommes. Son usage privé peut être sévèrement limité, sans pour cela empêcher sensiblement le progrès des Lumières.1


 

1. Kant entend par usage public de notre propre raison celui que l’on en fait comme savant (théoricien) devant l’ensemble du public. Il appelle usage privé de sa raison celui qu’on a le droit de faire dans un poste civil ou une fonction déterminée qui vous ont été confiés.

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